Sixième note sur l’art : Edgar Degas

Edgar Degas ou l’art de la fugue… À côté des com­para­isons musi­cales, Mir­beau développe, dans ce texte, un ardent plaidoy­er en faveur du grand artiste, ignoré du pub­lic pré­cisé­ment à cause de son tal­ent excep­tion­nel. À lire notam­ment les obser­va­tions per­ti­nentes sur la façon dont Degas peint ses danseuses.
La chronique a paru dans La France, le 15 novem­bre 1884.

Le texte a paru dans La France, le 10 octo­bre 1884.

Degas

Voici un artiste d’une rare per­son­nal­ité, d’une valeur gran­dis­sime, un impec­ca­ble, comme dis­ait Théophile Gau­ti­er, et qui est com­plète­ment ignoré du pub­lic. Seuls, les amoureux de la logique et de l’art pour l’art savent qu’il existe, et l’admirent – et ils ne sont pas nom­breux. On ne voit jamais les œuvres de Degas au Salon, non qu’elles y soient refusées, mais parce qu’il ne les y présente jamais. On se demande d’ailleurs ce qu’elles feraient, orig­i­nales et puis­santes comme elles sont, dans cet immense bazar des médi­ocrités à treize sous.
Degas a sou­vent exposé avec ce que les cri­tiques bien infor­més – à qui il faut inven­ter des mots pour affirmer leurs com­pé­tences – ont appelé : les impres­sion­nistes et, finale­ment, il n’expose plus du tout. On dirait qu’il veut préserv­er ses tableaux des réflex­ions bêtes que les hommes d’esprit ne man­queraient pas de faire devant eux. On a pré­ten­du que c’était de la ran­cune, de l’aigreur, une sorte de révolte haineuse con­tre l’obscurité où on le tient ; je pré­tends, moi, que c’est de la fierté et du respect.
Ce n’est point chez M. de Roth­schild que vous l’apercevrez, pas plus que chez Mme de Cassin, ni chez le duc de Cam­poselice, ni chez les habitués des pre­mières représen­ta­tions, ni chez les ras­taquouères dont on vante le goût, à vingt francs la ligne, dans les jour­naux. Degas ne fig­ure pas dans les col­lec­tions par­mi les Bon­nat, les For­tuny et les Meis­sonier. Il y a entre ce grand artiste et ces bar­bouilleurs de modes incom­pat­i­bil­ité absolue. Il est telle­ment fort et telle­ment lui, que cet éclec­tisme sem­blerait impos­si­ble et mon­strueux. Ou Degas sera avec ses pairs : Ingres, Delacroix, Corot, Whistler, Puvis de Cha­vannes, ou il ne sera pas du tout et nulle part ; car soyez cer­tains que les col­lec­tion­neurs et les ama­teurs poussent la logique jusque dans l’extrême bêtise et le manque de goût le plus tri­om­phant. J’imagine aus­si qu’aucune cocodette très renom­mée, et qu’aucune élé­gante très influ­ente, lesquelles ornent volon­tiers l’atelier et les toiles de M. Jacquet, n’auront jamais demandé à Degas de leur faire leur por­trait. Il est de ceux, au con­traire, à qui des amis ou des rela­tions de pas­sage deman­dent nég­ligem­ment le nom et l’adresse d’un pein­tre, pour un por­trait « ressem­blant et distingué ».
Ceux qui achè­tent des Degas passent encore pour des toqués, et M. Durand-Ruel, cet oseur impéni­tent, qui pos­sède des dessins, des pas­tels, des tableaux de lui – d’admirables chefs‑d’œuvre – est com­muné­ment traité de sec­taire. Il est vrai que le temps lui a don­né rai­son pour Mil­let, à pro­pos de qui on le plaisan­tait et on le plaig­nait si fort, comme il lui don­nera rai­son, je l’espère, pour Degas et les jeunes artistes, si par­ti­c­uliers, si per­sévérants et si pleins de tal­ent, qu’il s’acharne à faire connaître.
Degas est donc, dans toute l’acception du mot, un grand artiste, c’est-à-dire qu’il croit à l’art, qu’il en a l’amour hau­tain et jaloux, et que, pour une faveur gou­verne­men­tale, une com­mande ou un bout de ruban, il ne fera jamais de con­ces­sions, de palin­odies et de courbettes. Nous vivons en un temps où la bassesse de l’esprit et les habi­tudes de camelotage sont choses si courantes chez les pein­tres, que nous en sommes venus à nous éton­ner davan­tage de ce que nous ren­con­trons, sur notre chemin, un homme de con­science plutôt qu’un homme de génie. Et quand l’homme, comme Degas, réu­nit en sa per­son­ne, ces deux ver­tus presque dis­parues aujourd’hui, il con­vient de le dire bien haut et de le saluer bien bas.
La car­ac­téris­tique du tal­ent si intense, sou­vent abstrait, et qui étonne, de Degas, c’est la logique implaca­ble de son dessin et de sa couleur ; aus­si faut-il une édu­ca­tion artis­tique très dévelop­pée pour le com­pren­dre, car il ne gra­cieuse aucune ligne, aucune forme, aucun ton, et ne flat­te pas, par des pres­tidig­i­ta­tions de vir­tu­osité, les goûts bour­geois, dégageant au con­traire d’une forme la pure essence, et lais­sant de côté les détails qui encom­brent et qui alour­dis­sent. Nul ne con­naît mieux le fond et le tré­fonds de son art, et nul ne saurait y être plus habile ; mais il dédaigne ces petites habiletés qui rap­por­tent et qui éblouis­sent, et ne sont, en réal­ité, que des escamo­tages. Il a appliqué à la con­tem­po­ranéité – et à la con­tem­po­ranéité vue à tra­vers son tem­péra­ment spé­cial – le procédé sim­plifi­ca­teur absol­u­ment syn­thé­tique, des maîtres de l’école de Sienne, Degas est un prim­i­tif égaré dans notre civil­i­sa­tion à habit noir.
On peut dire que ce n’est pas lui qui fait la com­po­si­tion de son tableau, c’est la pre­mière ligne ou la pre­mière fig­ure qu’il y des­sine ou qu’il y peint. Tout découle néces­saire­ment, math­é­ma­tique­ment, musi­cale­ment, si vous voulez, de cette pre­mière ligne et de cette pre­mière fig­ure, comme les fugues de Bach de la pre­mière phrase ou de la pre­mière sonorité, qui en for­ment la base. Il n’y apporte aucune mélodie pour faire sur­gir l’effet et l’enjoliver d’accessoires qui atten­dris­sent et qui char­ment. Quelque sujet qu’il traite, des blan­chisseuses, des cafés-con­certs, des intérieurs de modistes, il le traite avec la même logique impitoyable.
Ses danseuses sont, comme il le dit lui-même, non point de sim­ples tableaux ou de sim­ples études, mais des médi­ta­tions sur la danse. Il en a ren­du, avec une net­teté, une suite ter­ri­ble dans l’esprit, une ténac­ité dans l’observation, une cru­auté dans l’exécution, les formes ou gra­cieuses ou voluptueuses, ou crispées, ou douloureuses, et avec une telle inten­sité d’expression que quelques-unes sem­blent de véri­ta­bles sup­pli­ciées. Et l’on voit sous leurs bal­lons de gaze claire, dans les lumières blondes et les clartés vio­lentes où il les jette, ces pau­vres corps tor­turés par ces durs exer­ci­ces qui broient les chairs et qui sou­vent ne sont indiqués que par les apophy­ses bossuant le mail­lot rose.
Des tableaux de cours­es ont le même car­ac­tère de syn­thétisme vio­lent et cru­el. Per­son­ne n’a peint, comme Degas, et avec une sim­pli­fi­ca­tion plus extra­or­di­naire­ment pro­fonde, ces formes crispées et com­pliquées de notre civil­i­sa­tion, les chevaux et les jock­eys, qui ont d’ailleurs une grande analo­gie et une sorte de par­en­té avec les danseuses ; per­son­ne n’a exprimé comme lui, avec plus de noblesse, avec un art plus intime, plus péné­trant, la gra­cil­ité nerveuse et fébrile, le fris­son­nant et le mal­adif de ces êtres essen­tielle­ment mod­ernes. Jamais une faute de dessin, tou­jours la même logique implaca­ble, et tou­jours ces vari­a­tions admirables et justes sur la pre­mière fig­ure, d’après laque­lle le tableau s’est, pour ain­si dire, com­posé de lui-même, dess­iné et peint.
Degas sem­ble avoir depuis quelque temps aban­don­né la pein­ture pour se livr­er presque exclu­sive­ment au dessin, cet art si char­mant, si artiste et si méprisé. C’est peut-être parce qu’on le méprise aujourd’hui que Degas a voulu le faire revivre, comme aux belles épo­ques de l’art français. On n’aime plus le dessin, pour la rai­son qu’il n’y a plus de dessi­na­teurs. On dirait que cette mag­nifique éclo­sion des artistes du XVI­I­Ie siè­cle a pour longtemps épuisé la France de ce goût exquis, qui est aus­si un art plus dif­fi­cile, plus savant et moins com­préhen­si­ble que la pein­ture. Et puis le goût – ou mieux le mau­vais goût – s’en est allé aux tableaux de la mode et a fait délaiss­er cet art, pour lequel il faut non seule­ment des artistes pour l’exécuter, mais aus­si des ama­teurs pour le comprendre.
C’est chose curieuse qu’en France, à l’heure actuelle, il n’y ait plus vrai­ment que Degas qui soit un dessi­na­teur. Per­son­ne sous ce rap­port n’ose plus le con­tester, sans qu’on sache pourquoi, du reste. C’est qu’il y met la per­fec­tion et la puis­sance au plus haut degré, et cha­cun de ses dessins est un pur chef‑d’œuvre dont la place est mar­quée au Lou­vre à côté des dessins d’Holbein, de Wat­teau, de Frag­o­nard, d’Ingres. Degas va, dans le dessin, plus loi qu’Ingres. Aus­si savant que lui, il sait don­ner à ses formes plus de vie, par un procédé plus sim­ple et une syn­thèse plus mys­térieuse. Rien n’y est lais­sé au hasard, au mau­vais con­seil de l’inspiration, au chic. Chaque ligne, chaque forme est le résul­tat d’une étude appro­fondie ; on sent, sous les vête­ments dont il les recou­vre, l’anatomie puis­sante des corps, l’exactitude de la vie de la chair sous la vie de l’étoffe.
Ce sera la gloire de ce grand artiste, quand toutes les choses seront mis­es en leur place, dans une époque où tout croule sous les banal­ités un moment tri­om­phantes des Dag­nan-Bou­veret, de n’avoir jamais cher­ché que l’art dans l’art, de ne s’être jamais dépar­ti de sa ligne et de ses croy­ances, mal­gré les cris, mal­gré les rires et mal­gré les mépris, et aus­si d’avoir ressus­cité, à coups de chefs‑d’œuvre, un art qui sem­blait mort, mort de l’ignorance des pein­tres et de la bêtise du public.

La France, 15 novem­bre 1884

Texte d'Octave Mirbeau présenté par Anita Staroń

Texte d’Octave Mirbeau présenté par Anita Staroń

Uni­ver­sité de Łódź & vice-prési­dente de la SOM

Ani­ta Staroń, HDR, enseigne la lit­téra­ture française à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Łódź. Son domaine de recherch­es est le roman français de la fin du XIXe et du début du XXe siè­cle, avec un intérêt par­ti­c­uli­er pour l’œuvre d’Octave Mir­beau et de Rachilde. C’est à ces deux auteurs que sont con­sacrés ses mono­gra­phies : L’art romanesque d’Octave Mir­beau. Thèmes et tech­niques, Wydawnict­wo Uni­w­er­syte­tu Łódzkiego, Łódź 2013 et Au car­refour des esthé­tiques. Rachilde et son écri­t­ure romanesque. 1880–1913, Wydawnict­wo Uni­w­er­syte­tu Łódzkiego, Łódź 2015.

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