Les 21 jours d’un neurasthénique (1901)

Comme Le Jardin des sup­plices, ce vol­ume résulte d’un brico­lage de textes : Mir­beau jux­ta­pose quelque 55 con­tes cru­els parus dans la presse entre 1887 et 1901, sans se souci­er de cam­ou­fler les cou­tures, et il les lie en tout arti­fice par le truche­ment d’un per­son­nage de fort peu d’épaisseur, dont le rôle est surtout de dis­tribuer la parole au hasard des ren­con­tres, dans une anonyme ville d’eaux, et de pro­jeter sur les êtres et les choses sa pro­pre neurasthénie.

Ce refus de toute com­po­si­tion va bien au-delà de la sim­ple récupéra­tion de textes anciens par un ges­tion­naire avisé : dans un univers sans rime ni rai­son, où l’homme est déchiré entre l’effroi de vivre et l’épouvante de mourir, le chaos de ces réc­its mis bout à bout reflète l’universelle contingence.

Mais l’absurdité des sit­u­a­tions, cocass­es ou trag­iques, est aus­si le pro­duit de l’aberration d’une société iné­gal­i­taire et oppres­sive, en proie à une espèce de folie col­lec­tive, où tout va décidé­ment à rebours du bon sens et de la jus­tice. Ce défilé de mani­aques et de toqués, de cyniques et de fripons, dont cer­tains sont emprun­tés au gotha de la poli­tique, de l’armée ou du bar­reau de l’époque, finit par être jubi­la­toire, à force de canail­leries symp­to­ma­tiques d’une société bour­geoise qui pour­rit sur pied.

Écrit par Pierre Michel pour le compte de la S.O.M.

Le casi­no de Luchon au début du 20° siècle

EXTRAIT : Clara Fis­tule est venu me voir ce matin. Entre autre his­toires, il me racon­te que le colonel baron de Présalé passe ici toutes ses journées et toutes ses nuits, à la table de bac­cara… L’administration du Casi­no tolère que le vail­lant colonel se livre au petit jeu de la pous­sette… À chaque coup, elle lui accorde un louis, qu’elle rem­bourse ensuite aux banquiers…

— Qu’est-ce que tu veux ?… m’explique Clara Fis­tule… Le respect de l’armée, d’abord… Et puis ça n’est pas une affaire… cela ren­tre dans les frais généraux…

Hier, comme son tableau gag­nait, l’intrépide colonel pous­sa vive­ment sur le tapis, un bil­let de cent francs, et, lorsque son tour vint d’être payé :

— Tout va au bil­let… déclara-t-il, gaiement…

Le croupi­er hési­ta, ne sachant que faire…

— Mais, colonel ?… balbutia-t-il.

— Eh bien quoi ?… eh bien quoi ?… Vous ne savez donc pas ce que c’est qu’un bil­let de cent francs… nom de Dieu ?

Alors, le directeur des jeux, qui se trou­vait pré­cisé­ment der­rière l’héroïque sol­dat, se pen­chant vers lui, lui tapa dis­crète­ment sur l’épaule et lui dit tout bas :

— Atten­tion, colonel… vous dépassez… vous dépassez…

— Vous croyez ?… fit le colonel… Ah ! bigre !…

Et s’adressant au croupier :

— Un louis, seule­ment, au bil­let… clampin…

Un vrai type de sol­dat, comme on voit…

Quelque­fois, au plus fort de l’affaire Drey­fus, le colonel venait me ren­dre vis­ite, le matin… Il entrait chez moi, tou­s­sant, crachant, sacrant… Et telles étaient nos conversations :

— Eh bien, colonel ?

— Eh bien, voilà !… Je me remets un peu, comme vous voyez… Mais j’ai passé par de rudes moments… Ah ! nom de Dieu !

— Votre patriotisme…

— Il ne s’agit pas de mon patri­o­tisme… il s’agit de mon grade…

— C’est la même chose…

— Par­faite­ment, c’est la même chose…

— Eh bien ?

— Eh bien… j’ai cru, pen­dant quinze jours, qu’ils allaient me l’enlever, mon grade, ces types-là… parole d’honneur !…

— Enfin, aujourd’hui, ça va mieux ?… Vous êtes plus tranquille ?

— Plus tran­quille… plus tran­quille ?… Enfin… on respire un peu, voilà tout… Oui, mais faut voir… faut voir, nom de Dieu… !

Ici, le colonel deve­nait songeur, et, sous les brous­sailles remuées de ses sour­cils, son regard sem­blait pénétr­er l’avenir… Je lui demandai brusquement :

— Est-ce que vous allez recom­mencer, dans vos ordres du jour, à traiter les pékins de sales cochons… et par­ler encore de pass­er votre vail­lante épée à tra­vers le ven­tre des cosmopolites ?

— Fichtre !… vous en avez de bonnes, vous !… Je vais d’abord laiss­er piss­er le mou­ton… S’il pisse bien, c’est-à-dire si le gou­verne­ment flanche… ah ! je vous réponds que je leur enver­rai, par la gueule, des ordres un peu cara­binés, à ces cosmopolites…

— Et s’il pisse mal, colonel ?

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends, si le gou­verne­ment accentue sa fer­meté, et qu’il prenne de sérieuses mesures défen­sives con­tre les exci­ta­tions prétoriennes ?

— Alors, c’est dif­férent… Motus, mon garçon… Ou bien je leur par­lerai de mon respect pour cette garce de loi…, de mon obéis­sance à cette vache de République… Suis-je sol­dat, oui ou non ?… Donc, la main dans le rang, et par le flanc gauche !…

Il ajoutait, mélancolique :

— Ah ! tout n’est pas rose dans le méti­er mil­i­taire… Il faut avaler son sabre, nom de Dieu !… plus sou­vent qu’on ne voudrait… Mais quoi !… on ne peut pas faire autrement… Le patriotisme…

— Le grade de colonel !…

— C’est la même chose…

— C’est juste…

Le brave colonel allait et venait dans la pièce, en mâchon­nant un cig­a­re dont il ne tirait que de vagues bouf­fées de fumée… Et il répé­tait entre chaque bouffée :

— La France est foutue, nom de Dieu !… la France est dans les griffes des cosmopolites…

— Vous avez tou­jours à la bouche ce mot de cos­mopo­lites… Serait-il indis­cret de vous deman­der ce que vous enten­dez exacte­ment par là ?…

— Les cosmopolites ?

— Je vous en prie, colonel…

— Est-ce que je sais, moi ?… De sales bêtes… de sacrés sales cochons de traîtres et de sans-patrie…

— Sans doute… mais encore ?

— Des ven­dus… des francs-maçons… des mouch­es à viande… des pékins, quoi !

— Pré­cisez, colonel.

— De la fripouille, nom de Dieu !

Et le colonel ral­lumait son cig­a­re, qui s’était com­plète­ment éteint sous l’averse furieuse de ces expli­ca­tions philologiques… Puis :

— Et qu’est-ce qu’on racon­te ?… Que Gal­lif­fet va sup­primer l’uniforme dans l’armée ?… Con­nais­sez ça, vous ?

— Ma foi, non !…

— On dit qu’il va com­mencer, d’abord par le pan­talon, qui serait ad libi­tum, pour la revue du 14 juil­let ?… Pan­talon blanc, pan­talon bleu, pan­talon à car­reaux, pan­talon de velours à côtes, culotte de bicy­clette… Et pour les chefs, la haute forme serait oblig­a­toire… Plus de plumes blanch­es… plus de panache ?… Elle est bonne… Autant sup­primer l’armée, tout de suite… car qu’est-ce que l’armée ?… Le panache, nom de Dieu !… Et com­ment dis­tinguerait-on désor­mais un civ­il d’un militaire ?…

— Il y a bien d’autres choses, colonel, par où les civils se dis­tinguent des militaires !…

— Et qu’est-ce qu’on racon­te encore dans les jour­naux ?… que Drey­fus est ren­tré en France ?…

— Cer­taine­ment, colonel.

— Eh bien, elle est raide, celle-là… Elle est forte… ah ! elle est forte !

— Mais puisqu’il est innocent ?

— Inno­cent ?… Un juif… un sale youpin ? Vous en avez de bonnes !… Et quand cela serait ?… Qu’est-ce que ça fout ?… qu’est-ce que ça nous fout ?… Inno­cent !… Et puis après ?… Ça n’est pas une raison.

— Voyons… colonel !…

— Il n’y a pas de : voyons … Drey­fus a‑t-il été con­damné ? Oui. Par des juges mil­i­taires ? Oui… Est-il juif ? Oui… Eh ! bien, qu’il nous fiche la paix… Ah ! si au lieu d’un gou­verne­ment de cos­mopo­lites, nous avions un gou­verne­ment de vrais patri­otes, ce qu’on le ren­ver­rait dans son île, ce bougre-là !… Une, deusse… une, deusse !… Arche !… Inno­cent… D’abord, un las­car qui se per­met d’être inno­cent, sans l’ordre formel de ses chef, c’est une cra­pule, enten­dez-vous… un sale clampin… un mau­vais sol­dat… Et quelle tête fait-il, ce mis­érable traître ?

— On a dit d’abord qu’il était très changé et très abattu…

— Comédie ! Est-ce qu’un inno­cent est jamais abat­tu ? Est-ce que je suis abat­tu, moi ? Allons donc !… Quand on est sûr de son inno­cence, on la crie, on la hurle, nom de Dieu ! On n’a pas peur, que dia­ble ! On porte la tête haute… en soldat.

— C’est pré­cisé­ment ce qui arrive pour Drey­fus, colonel…, car le pre­mier ren­seigne­ment n’était pas exact… La réal­ité est que Drey­fus se mon­tre très ferme et prêt à la lutte…

— Un crâneur alors ?… un rous­pé­teur ?… Par­bleu !… C’est bien ce que je dis­ais… Quand on est inno­cent, on ne fait pas l’insolent ou le tranche-mon­tagne… On attend, triste, tête basse, la main dans le rang, la bouche close… en sol­dat… Et puis, ça n’est pas tout ça… Inno­cent ou coupable, il est toisé… Il n’y a pas à revenir là-dessus… ou la France est archi-foutue… Ain­si, moi, tenez, voici ce qui m’est arrivé… Des amis à moi, des pro­prié­taires de chevaux de cours­es, avaient l’autre jour engagé un match… un match con­sid­érable, nom de Dieu !… Ils m’avaient choisi pour juge, à cause de mon intégrité bien con­nue… Nous allons à Maisons-Laf­fitte… Les chevaux courent… Que s’est-il passé ? je n’en sais rien… Ai-je eu la berlue ?… C’est pos­si­ble… Tou­jours est-il que je don­nai la pre­mière place au cheval arrivé le dernier… Mes amis réclamèrent, tem­pêtèrent, firent le diable…

— Eh bien, colonel ?

— Eh bien, mon garçon, j’ai main­tenu, mordi­cus, mon juge­ment… et je les ai envoyés promen­er, en leur dis­ant : « Je me suis trompé, c’est vrai… je me suis four­ré le doigt dans l’œil… je le recon­nais… mais, foutez-moi la paix !… Si j’étais un civ­il, un sale pékin de cos­mopo­lite, j’attribuerais le prix au cheval qui, vrai­ment, l’a gag­né… ou bien, j’annulerais l’épreuve… Mais je suis un sol­dat… et je juge en sol­dat. Dis­ci­pline et infail­li­bil­ité… Je main­tiens l’épreuve… Rompez !… » Et ils ont rompu…

— Pour­tant, colonel… la justice…

Le brave colonel haus­sait les épaules, puis, croisant ses bras sur sa poitrine étoilée de croix et capi­ton­née d’honneurs, il disait :

— La jus­tice ?… Regardez-moi un peu… Ai-je l’air d’un sale pékin, moi ?… Nom de Dieu ! Suis-je sol­dat, ou non ?

— Ah ! colonel, répli­quai-je… je crains bien que vous le soyez plus que votre grade.

— C’est la même chose… cri­ait le vail­lant guer­ri­er, qui se remet­tait à marcher dans la pièce, en giflant les meubles, en dis­tribuant des bour­rades aux chais­es… et en hurlant à pleine gueule :

— Mort aux juifs !… Mort aux juifs !…

Source : extrait du chapitre IX — Char­p­en­tier (p. 86-101).

 

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