Le jardin des supplices (1899)
Ce roman, publié en 1899, au plus fort de l’affaire Dreyfus, à la veille du procès d’Alfred Dreyfus à Rennes, est le point d’orgue d’un long combat contre la société capitaliste.
Le Jardin des supplices est d’abord un texte de combat dont les trois parties dénoncent, l’hypocrisie et les travers de la société européenne.
Dans le « Frontispice », Mirbeau nous présente une conversation, entre intellectuels, sur la « loi du meurtre » qui régit les relations entre les hommes. Cette loi naturelle, « c’est un instinct vital qui est en nous… qui est dans tous les êtres organisés et les domine, comme l’instinct génésique.… » ; « le meurtre est une fonction normale – et non point exceptionnelle – de la nature et de tout être vivant », affirment deux des participants. La société la prend même en charge : « Le besoin inné du meurtre, on le refrène, on en atténue la violence physique, en lui donnant des exutoires légaux : l’industrie, le commerce colonial, la guerre, la chasse, l’antisémitisme… parce qu’il est dangereux de s’y livrer sans modération, en dehors des lois, et que les satisfactions morales qu’on en tire ne valent pas, après tout, qu’on s’expose aux ordinaires conséquences de cet acte, l’emprisonnement… les colloques avec les juges, toujours fatigants et sans intérêt scientifique… finalement la guillotine… »
Dans « En mission », première partie du récit enchâssé intitulé Le Jardin des supplices, il évoque les « qualités » récompensées dans la société bourgeoise. Il décrit la jeunesse provinciale du narrateur marquée par le rôle du père, puis par celui d’Eugène Mortain, politicien corrompu. Le père, commerçant, est décrit comme un homme dont la philosophie est de « mettre les gens dedans ». Le collège apparaît comme une réduction du monde des adultes, avec ses combines pour gagner de l’argent. Eugène Mortain « recelait en lui […] une âme de véritable homme d’état » et « tenait de son père la manie profitable et conquérante de l’organisation ». En quelques lignes Mirbeau dénonce l’appareil étatique, qui permet aux hommes politiques sans scrupules de s’enrichir. Le narrateur est donc élevé dans un monde où le vol et la malhonnêteté triomphent. À la mort de son père, il décide de retrouver à Paris son ami, qui est entre-temps devenu ministre. Il se lance alors dans la politique, mais échoue, car cet aventurier est trop « honnête »… Après cet échec, il fait chanter son ami, qui, pour se débarrasser de cet ami devenu compromettant, l’expédie aux Indes en tant qu’ « embryologiste » à le recherche de « l’initium protoplasmique de la vie organisée ».
Dans « Le Jardin des supplices », deuxième partie de son récit, il dénonce la cruauté des hommes qui se prétendent « civilisés » et l’iniquité de la « Justice ». La mort et la souffrance sont omniprésentes, universelles. Elles sont institutionnalisées à travers l’armée, les religions et la loi : « Les passions, les appétits, les intérêts, les haines, le mensonge ; et les lois, et les institutions sociales, et la justice, l’amour, la gloire, l’héroïsme, les religions, en sont les fleurs monstrueuses et les hideux instruments de l’éternelle souffrance humaine… […]. Et ce sont les juges, les soldats, les prêtres qui, partout, dans les églises, les casernes, les temples de justice s’acharnent à l’œuvre de mort… » D’où l’ironique dédicace du roman : « Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes, qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes, je dédie ces pages de Meurtre et de Sang ».
Une « monstruosité littéraire »
Le Jardin des supplices est aussi une « monstruosité littéraire ». Le roman est en effet constitué de trois parties sans rapport évident les unes avec les autres. Le « Frontispice » met en scène une discussion « scientifique » sur le meurtre entre membres de l’intelligentsia parisienne : tous sont d’accord pour reconnaître que c’est le propre de l’homme et que c’est le fondement de toutes les sociétés humaines. Dans « En mission », Octave Mirbeau dresse une caricature des milieux politiques de la Troisième République et ridiculise la science à travers les mobiles de la pseudo-expédition scientifique et la rencontre du narrateur avec un grotesque « très grand savant ». Sur le bateau qui le conduit en Orient, le narrateur anonyme, au visage ravagé, qui lit le récit de son expérience aux personnages rassemblés dans le « Frontispice », fait la connaissance de Clara, une Anglaise fort émancipée, qui lui fait découvrir la face cachée de la colonisation. Dans la troisième partie, « Le Jardin des supplices » stricto sensu, il dépeint la relation sado-masochiste qui l’a lié à la sadique Clara, qui lui a fait visiter le bagne de Canton et s’est enivrée de la vision des horribles supplices infligés à des condamnés, notamment les supplices du rat, de la cloche et de la caresse. Le roman est construit à partir de récits parus antérieurement dans des journaux indépendamment les uns des autres. Simplement juxtaposés, ils forment le squelette du « roman ». Mirbeau, en adoptant ce type de construction, s’oppose à la structure du roman balzacien ou zolien. Les critiques ne se priveront pas de l’attaquer sur le manque de composition de son récit, sur la forme plus que sur le fond. Ils en souligneront aussi les invraisemblances, dont le romancier n’a cure. Mirbeau juxtapose les récits comme les impressionnistes les couleurs : c’est le tout qui donne du sens à l’œuvre.
Un roman initiatique
Le Jardin des supplices met en scène l’initiation du narrateur par Clara : la violence qu’elle exerce sur lui va lui ouvrir les yeux sur la cruauté du monde, sur la vraie nature de l’homme, sur le socle sanglant des sociétés et sur les épouvantables massacres perpétrés par les Anglais et les Français. Mirbeau met en scène le sadisme et le masochisme des personnages et reprend pour cela le cliché de la femme fatale de l’époque : Anglaise aux cheveux roux et aux yeux verts. Curieusement, il dote ces femmes cruelles de prénoms évoquant la lumière : on trouve une autre Clara dans « Pauvre Tom ! » et une Clarisse dans « Le Bain ». C’est l’initiatrice Clara qui dévoile le programme de l’initiation entreprise dans la deuxième partie du roman : « Je t’apprendrai des choses terribles… des choses divines… tu sauras enfin ce que c’est que l’amour !… Je te promets que tu descendras, avec moi, tout au fond du mystère de l’amour… et de la mort !… » De fait, elle initie le narrateur en lui transmettant des vérités qui lui étaient inconnues, qu’il combat d’abord puis finit par accepter, car elles sont incarnées dans le parcours initiatique, ou illustrées par les récits et les actes des personnages. Ces vérités concernent la nature de l’homme, celle de l’amour, ou encore celle de la beauté. C’est une véritable leçon de philosophie qu’elle donne au narrateur. Il découvre, tout au long de son parcours, l’horreur qui, en s’intensifiant, sature ses sens et annihile sa pensée. Ce cheminement à l’intérieur du bagne l’a transformé. Sa nouvelle vision du monde et son rapport à la mort sont d’abord signifiés par un intense mal de tête, comparé à une torture, puis transcrit dans ses paroles : « Et l’univers m’apparut comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices… Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d’horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, nous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie… ».
Un roman décadent
Enfin, Le Jardin des supplices est le texte qui clôt ce que les critiques ont appelé la littérature décadente, tendance littéraire née sous le parrainage de Baudelaire, qui en est le précurseur et qui était, comme Mirbeau, révolté contre la société : sensible est ici l’influence du poète sur le romancier. Ils ont tous les deux une conception sadique de l’amour, en unissant l’exercice de la cruauté au plaisir, à la satisfaction sexuelle ; mais le premier décrit souvent une femme victime et le second développe plutôt l’image de la femme fatale. Pour Baudelaire, il s’agit de profaner la nature à travers la femme, alors que, chez Mirbeau, la conception de l’amour repose sur l’idée de la guerre des sexes : chez lui, Les Fleurs du mal ont abouti aux pleurs du mâle. Le plaisir que l’amour procure permet d’échapper un instant à la cruauté de la réalité. Mais, au lieu d’apaiser le désir, il ne fait que l’exacerber, conduisant l’individu à la recherche éperdue du plaisir sous toutes ses formes (particulièrement les formes anormales), la seule délivrance étant la mort. Le goût pour les perversions de Clara et de sa maîtresse Annie illustre cette quête. Mais, alors que Baudelaire perçoit l’œuvre de Satan derrière les perversions de l’homme, Mirbeau y voit la conséquence de pulsions sexuelles et d’un inconscient exacerbé par la société. À l’explication morale de Baudelaire, il substitue une explication clinique et « sociologique ». D’une certaine manière, Mirbeau « laïcise » certaines idées baudelairiennes.
Le Jardin des supplices permet de nombreuses lectures, comme le souligne la bibliographie donnée par Pierre Michel dans sa préface. Pourtant, on attend une étude génétique de ce récit composite, qui mettrait en lumière le travail d’écriture et de réécriture de Mirbeau.
Source : texte de Fabien Soldà publié dans le Dictionnaire Mirbeau
Voir par Jérôme GOUYETTE : Perspectives sadiennes dans Le Jardin des supplices
Le Jardin des supplice livre numérique le jardin des supplices
LIBRAIRIE
Dingo
Dingo (1913)
La fable, illustrant les apories du naturisme, fait bon ménage avec la caricature, et les plus burlesques hénaurmités ont droit de cité. De nouveau, ce n’est pas un homme qui est le héros du “roman”, mais le propre chien de Mirbeau, Dingo …
La 628-E8 (1907)
Dédiée à Fernand Charron, le constructeur de l’automobile « Charron 628-E8 », cette œuvre inclassable n’est ni un véritable roman, ni un reportage, ni même un récit de voyage digne de ce nom, dans la mesure où le romancier-narrateur n’a aucune prétention à la vérité…
Les 21 jours d’un neurasthénique (1901)
Comme Le Jardin des supplices, ce volume résulte d’un bricolage de textes : Mirbeau juxtapose quelque 55 contes cruels parus dans la presse entre 1887 et 1901, sans se soucier de camoufler les…
Le journal d’une femme de chambre (1900)
La première mouture du roman a paru en feuilleton dans L’Écho de Paris, du 20 octobre 1891 au 26 avril 1892. Mirbeau traverse alors une grave crise morale et conjugale, se sent frappé d’impuissance…
Dans le ciel (1892)
Dans le ciel est un roman paru en feuilleton dans les colonnes de L’Écho de Paris du 20 septembre 1892 au 2 mai 1893 et qui n’a été publié en volume qu’en 1989, aux Éditions de l’Échoppe, Caen,…
Perspectives sadiennes dans Le Jardin des supplices
Avec Octave Mirbeau, nous entrons de plain-pied dans le domaine du sacré profanatoire, entendu au sens bataillien, c’est-à-dire sacré de transgression. Il ne s’agit…