Le faux testament politique d’Octave Mirbeau
Trois jours après la mort d’Octave Mirbeau, le 19 février 1917, a paru, en première page d’un quotidien populaire et belliciste qu’il méprisait, Le Petit Parisien, un texte intitulé « Testament politique d’Octave Mirbeau ».
À en croire cet incroyable spécimen de très mauvaise littérature, le moribond aurait, avant de rendre son âme au diable, pris soin de renier publiquement tout son engagement pacifiste et antimilitariste passé, histoire d’édifier les générations à venir et de les convertir au nationalisme le plus belliqueux : il aurait reconnu le caractère « tangible » et les « bases morales » des « patries », qu’il avait toujours démystifiées ; il aurait appelé à « tout sacrifier à la France » ; et il aurait prédit que ladite France était appelée à régénérer l’humanité, rien de moins… Naturellement, toute la presse s’est empressée de célébrer le retour de l’enfant prodigue au bercail de la patrie, et les anciens pacifistes et amis divers qui avaient retourné leur veste dès le déclenchement de la boucherie pouvaient triompher, bien soulagés de découvrir que même le grand Mirbeau s’était renié.
Comme les véritables amis du grand écrivain savaient très bien à quoi s’en tenir, et sur son état de santé, qui le rendait incapable d’écrire quoi que ce soit, et sur son inaltérable pacifisme, et sur le profond désespoir que, depuis deux ans et demi, provoquait chez lui la mort de centaines de milliers de Sébastien Roch monstrueusement sacrifiés sur « l’autel de la patrie », ils ont aussitôt conclu, et essayé de proclamer par voie de presse, qu’il ne s’agissait bien évidemment que d’un « faux patriotique », comparable à celui qu’avait jadis concocté le colonel Henry pour accabler l’innocent capitaine Dreyfus. Pour Léon Werth, George Besson, Francis Jourdain et d’autres, le coupable de cette ignoble trahison posthume ne pouvait être que le renégat Gustave Hervé, qu’Alice Mirbeau avait réussi à introduire chez son mari très gravement affaibli et qu’elle avait dû charger de rédiger ce factum, histoire de parachever sa propre réhabilitation en reniant l’auteur de L’Abbé Jules près duquel elle avait vécu un tiers de siècle. Mais, dans l’atmosphère de patriotisme exacerbé qui dominait pendant la bataille de Verdun, aucun organe de presse n’a accepté de passer leur texte indigné, et seuls les nombreux murmures de protestation qui ont accompagné le discours de Gustave Hervé sur la tombe du grand écrivain ont prouvé que ses amis et admirateurs fidèles ne se laissaient pas duper par un faux aussi grossier.
Grossier pour quatre types de raisons :
* D’abord, l’évidente incapacité de Mirbeau à écrire, ce qui a obligé la veuve abusive à reconnaître, dans une lettre à Léon Werth du 17 avril 1917, qu’il ne s’agissait en fait que de « paroles saines et fortes » qu’elle avait « notées » au vol, au cours de conversations, ce qui constituait déjà un premier aveu : Mirbeau n’avait rien écrit. Mais cette lettre contenait aussi un deuxième aveu encore plus important : elle a « livré ces notes » à un tiers, qu’elle ne cite pas, pour qu’il les arrange et en tire le texte publié.
* Ensuite, le caractère grotesque de la succession de clichés et de formules emphatiques, complètement étrangères aux habitudes, à la tournure d’esprit, au refus du manichéisme et à la modestie bien connue de Mirbeau : « je ne puis me résigner à disparaître sans avoir offert à ceux qui voudront m’entendre, mes dernières pensées » ; « l’Allemagne, par sa monstrueuse agression, a pris position dans le crime ; la France a pris position dans le bien » ; « l’humanité s’améliorera si nous savons sauvegarder la position morale que la France occupe dans l’univers »… Il faut n’avoir rien compris à ce qu’était Mirbeau pour lui prêter pareilles déclarations.
* Des fautes de français et des maladresses de style qu’un écrivain du niveau d‘exigence de Mirbeau ne se serait naturellement jamais permises : par exemple, un horrifique « malgré que » qui ouvre le texte (« Malgré que mes forces soient usées »), ou l’emploi, à quelques lignes d’intervalle, du mot « départ » dans deux acceptions différentes.
* Enfin, l’aveu du signataire du faux, qui apparaît clairement dans la formule qu’il prête absurdement à Mirbeau : « Ce que nous demandions autrefois à un parti, nous le trouvons dans un pays ». Jamais, au grand jamais, Mirbeau n’a appartenu à aucun parti et n’a attendu quoi que ce soit d’un parti, fût-il anarchiste. Gustave Hervé, en revanche, a toujours été un militant politique et a mené tous ses combats à l’intérieur du parti socialiste S.F.I.O., et c’est bien lui qui attribue à Mirbeau son propre reniement.
Malheureusement, malgré les efforts des amis de Mirbeau, et surtout de Léon Werth, ce prétendu « Testament politique d’Octave Mirbeau », exploité par tous ses ennemis, qui avaient trop beau jeu, a beaucoup contribué à brouiller durablement l’image de l’écrivain, et il a fallu attendre la fin du siècle et la parution de la biographie de Mirbeau et de ses Combats politiques, en 1990, pour que sa mémoire soit enfin lavée du soupçon d’avoir été lui aussi un renégat.
Voir aussi les notices Hervé, Regnault et Patrie contenues dans le Dictionnaire Octave Mirbeau.
Texte de Pierre Michel pour le compte de la S.OM.
Bibliographie : Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l‘imprécateur au cœur fidèle, Séguier, 1990, pp. 920–924 ; Léon Werth, « Le “Testament politique d’Octave Mirbeau” est un faux », in Combats politiques de Mirbeau, Séguier, 1990, pp. 268–273.
Sources :
Dictionnaire Octave Mirbeau
Extrait du Petit Parisien sur Gallica
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