La Belle Madame Le Vassart (1884)
La Belle Madame Le Vassart est un roman paru en juillet 1884 chez Paul Ollendorff, dans la collection « Grand in-18° » à 3,50 francs, sous le pseudonyme d’Alain Bauquenne. Cet Alain Bauquenne est en réalité le pseudonyme d’un certain André Bertéra, dont Otto Lorenz écrit, dans la Bibliographie de la France, que c’est « le pseudonyme de M.….. », ce qui implique que le “nègre” a été plus bavard qu’il n’aurait dû l’être par contrat. Le roman semble avoir eu un très honorable succès : onze éditions en un an.
Comme les autres romans écrits comme “nègre” au début des années 1880, il s’agit d’une tragédie de la fatalité, dont le dénouement est inscrit dans la manière même dont les personnages et leur situation sont présentés dès le premier chapitre. Dans cette tragédie de l’amour, nombreux sont les points communs avec La Curée de Zola, non seulement le titre – « la belle Madame Le Vassart » ne saurait manquer d’évoquer « la belle Madame Saccard » –, mais surtout les situations : comme dans La Curée, le sujet en est l’amour incestueux entre un jeune homme, le brillant et talentueux compositeur Daniel Le Vassart, et sa jeune et séduisante belle-mère, Jane, musicienne accomplie, parfaitement saine de corps et d’esprit, qui a été sa maîtresse de piano avant que d’épouser son père, un riche, ambitieux, vulgaire et peu scrupuleux homme d’affaires, qui annonce l’Isidore Lechat de Les affaires sont les affaires (1903). Mais l’action, déplacée d’une vingtaine d’années, se déroule sous la Troisième République, et non plus sous l’Empire : la chute du régime impérial tant décrié par Zola n’a donc rien changé à la pourriture du système économique et politique, prouvant que la République bourgeoise a trahi sa mission. Différence plus décisive encore : la tragédie vient de ce que l’inceste, à la différence de ce qui se passait dans La Curée, n’est jamais consommé. En effet, Daniel respecte trop son père, qui n’en mérite pas tant (il a fait le malheur de la mère bien-aimée et ne voit dans le talent de son fils, auquel il n’entend rien, qu’un moyen de se mettre en valeur dans les hautes sphères de la société), et il idéalise trop sa mère décédée, dont il n’est pas parvenu à faire son deuil, pour céder à son attirance toute naturelle pour une femme pourtant digne d’estime et qui partage ses goûts et ses idéaux. C’est précisément parce qu’il n’y a pas eu transgression, pas eu de passage à l’acte ni de plaisir incestueux, que les deux innocents doivent payer au prix fort… De fait, alors que l’assouvissement ramène toutes choses à de plus justes proportions, la continence obligée ne peut qu’enfiévrer les désirs, détraquer les sens et aveugler l’esprit : en l’absence d’assouvissement, Jane et Daniel ne peuvent faire l’expérience de la décristallisation qui les libérerait du piège où ils sont englués ; plus Daniel se sent coupable à l’égard de son père et plus se renforce sa résistance à ses pulsions, plus se consolide, parallèlement, le lien mortel qui l’attache à Jane, et moins ils ont de chances d’échapper à l’étau qui va les broyer inexorablement. C’est donc, paradoxalement, leur vertu qui les perd et qui conduit, l’un à la mort (Daniel se suicide par noyade dans un étang voisin de la maison de son enfance heureuse), l’autre à une vengeance en forme de déchéance ardemment souhaitée et d’autodestruction assumée, histoire de souiller à jamais le nom détesté qui lui a été imposé, à l’instar de la duchesse de Sierra-Leone des Diaboliques, de Barbey d’Aurevilly. Dès lors, force est au lecteur à tirer des conclusions morales diamétralement opposées à celles que lui suggérait Zola, défenseur de la famille et de l’ordre républicain reposant sur la vertu.
Comme dans les romans postérieurs de Mirbeau, l’amour apparaît comme un perpétuel malentendu entre les sexes et comme une torture, qui ne peut déboucher que sur un dénouement sanglant et qui, en attendant, comme dans Le Calvaire (1886), détruit peu à peu le génie potentiel du jeune compositeur, annihilé par sa jalousie. Mais le romancier ne se contente pas de soumettre ses personnages à des impulsions élémentaires et à des déterminismes simplistes : il crée des êtres vraiment vivants, complexes, contradictoires et fluctuants. Une fois pris au piège d’un amour interdit par les conventions sociales, ils se débattent désespérément, allant d’illusions en déceptions, de malentendus en affrontements douloureux, et constamment aveuglés chaque fois qu’ils s’imaginent naïvement obéir à la voix de la Raison.
La Belle Madame Le Vassart ne nous présente pas seulement une nouvelle illustration de la tragédie de l’amour aux prises avec les préjugés socioculturels, conformément à l’analyse mirbellienne. On y retrouve aussi le thème du sacrifice d’un innocent qui, comme dans L’Écuyère, La Maréchale, Dans la vieille rue, La Duchesse Ghislaine et Sébastien Roch, n’aura finalement servi à rien. Il apparaîtra par conséquent comme le comble de l’absurde et de l’injustice, ce qui permet du même coup de mettre carrément la société en accusation. Dans une société foncièrement inégalitaire et où règne la lutte pour la vie, la vertu constitue en effet un handicap insurmontable. Et c’est bien la société patriarcale et mercantile de l’époque, incarnée par le père Le Vassart, qui porte la responsabilité entière de la “passion” que vit Jane Le Vassart : d’abord, en la contraignant à un mariage qui n’est qu’un maquignonnage ; ensuite, en lui faisant mener une « vie à outrance » dans le rôle de la belle Madame Le Vassart imposé par son seigneur et maître ; enfin, en opposant, à son pur amour pour un artiste beau et jeune comme elle, des obstacles “moraux” et religieux d’autant plus insurmontables que le sentiment de culpabilité, chevillé à l’âme de Daniel par toute son éducation, les rend plus prégnants et corrosifs.
Ultime différence avec Zola : alors que l’auteur de La Curée reste attaché aux codes romanesques en vigueur et prend au sérieux ses thèses et son propre roman, Mirbeau-Bauquenne prend ses distances par rapport à son récit et nous fait comprendre que ce n’est que de la littérature, et non de la vie, ce qui est un signe incontestable de modernité. Outre les nombreuses caricatures dont il parsème son texte et un ton très souvent distancié, c’est surtout le côté théâtral avoué du dernier chapitre et le dénouement, que l’on pourrait presque qualifier de frénétique, qui mettent délibérément mal à l’aise le lecteur habitué aux conventions romanesques en usage.
P. M. pour la S.O.M.
Bibliographie : Sándor Kálai, « Sous le signe de Phèdre : La Belle Madame Le Vassart et La Curée », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 12–30 ; Pierre Michel, « Mirbeau et Zola : de nouveaux documents », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 140–150 ; Pierre Michel, « Introduction » à La Belle Madame Le Vassart, in Œuvre romanesque d’Octave Mirbeau, Buchet/Chastel — Société Octave Mirbeau, 2001, t. II, pp. 673–686 ; Pierre Michel, « Les Hystériques de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 17–38 ; Pierre Michel, « La Belle Madame Le Vassart, ou Zola revisité », introduction à La Belle Madame Le Vassart, Quand Mirbeau faisait le nègre, Éditions du Boucher, 2004 ; Antonia Rutigliani, Antonia, Deux Phèdre du XIXe siècle : Renée de Zola et Jane de Mirbeau, tesi di laurea dactylographiée, université de Bari, 2005, 84 pages.
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