Réglement de compte avec les « pourrisseurs d’âmes » (1898)
Dans cet article intitulé « Souvenirs » publié dans le journal L’Aurore le 22 août 1898, en plein Affaire Dreyfus, Octave Mirbeau voit dans l’attitude de l’État Major l’influence des jésuites, en particulier de Stanislas du Lac qu’il connaît bien, et conclut : « L’affaire Dreyfus est un crime exclusivement jésuite.»
J’ai été élevé chez les jésuites, parmi ce que l’armée compte, aujourd’hui, de brillants et vaillants officiers. L’annuaire militaire n’est rempli que des noms de ceux qui furent mes camarades de collège. Il en est de fort huppés, et dont les hauts grades m’épouvantent, pour la patrie ! J’en ai rencontré un, dernièrement. Il est colonel de chasseurs. Comme nous parlions de la défense nationale : « L’ennemi, sans doute !… L’Allemand, parbleu !… Mais la vraie joie, mon cher, ce serait de sabrer les Parisiens… et le rêve, ah ! le rêve, de mitrailler tous ces cochons d’intellectuels, tous ces pornographes d’intellectuels qui déshonorent la France ! » Excellent labadens ! Car, de bonne foi, il croit que. MM. Gabriel Séailles, Michel Bréal, Gaston Paris, Stapfer sont de « sales types » qui écrivent des chansons ordurières pour les cabarets de Montmartre…. Et quand je pense que j’aurais pu être aussi le condisciple de M. du Paty de Clam et de son fidèle secrétaire, le brave uhlan Esterhazy, j’éprouve, vraiment, une certaine fierté de moi-même… Non seulement je suis fier, mais j’espère bien qu’au jour de la « grande cognée », cela me sera compté.
Avant d’être le maître de Brisson, de Cavaignac, de l’armée et de la France, le père Du Lac fut mon maître d’études. De tous les jésuites d’alors, c’était le meilleur sauteur à pieds joints. D’un bond, sans élan, il franchissait des distances et des hauteurs incalculables. Il avait d’ailleurs de grandes jambes qui l’ont mené loin. J’appris de lui à lancer la balle, à courir sur de hautes échasses, à patiner sur les plaques gelées de la lande, sports où il excellait aussi. J’aurais pu apprendre bien d’autres choses qui m’eussent certainement poussé dans la vie, comme de fabriquer des faux, hurler des cris de mort dans les cours d’assises, piller des magasins juifs, condamner des innocents. Le malheur est que je ne sus pas profiter de tous les merveilleux avantages que m’offrait cette belle éducation, À quoi tiennent les destinées ?… Je dois dire que ce ne fut pas tout à fait de ma faute, car, n’étant point noble, on ne s’occupa pas de moi, et on me laissa généreusement croupir dans l’ignorance la plus complète. Mon instruction se borna à ceci que, d’après des enquêtes sérieuses, il était péremptoirement démontré que Voltaire n’était pas un être humain, que c’était un diable… que c’était le diable !… Pour avoir écrit une fois, dans une composition française, « l’intelligence des bêtes …», je gagnai douze jours de cachot… L’Intelligence des bêtes… Non, quelqu’un, surpris en train de faire caca dans le saint ciboire, n’eût pas déchaîné un tel scandale. Ça ne s’était pas vu depuis Voltaire ! Et encore Voltaire qui avait proféré tous les blasphèmes, n’eût pas osé proférer celui-là ! C’était la monstruosité dans l’horreur, le sacrilège dans la damnation !
— Mais malheureux, s’écriait mon professeur, vous niez la divinité de Dieu, et vous renversez tout l’ordre de la création. L’intelligence des bêtes ? Savez-vous bien que vous pourriez être excommunié par le pape ! Qu’est-ce que l’intelligence ? C’est la grâce sacrée qu’a l’homme de pouvoir recevoir, dans son corps, le divin corps de Jésus ?… Est-ce que vous feriez communier un chien ou un porc ?… Les bêtes ont de l’instinct, c’est-à-dire qu’elles vivent dans un état permanent d’impiété… Et qu’est-ce que l’instinct ?… C’est le diable !…
Depuis lors, je fus hué par mes camarades, et mes voisins de classe, d’étude et de table s’écartèrent de moi, comme d’un pestiféré.
Je connus aussi dans ses plus mystérieux détails, cette histoire du grand chien noir, qui est le fond de l’enseignement chez les jésuites … Quand les élèves n’étaient pas sages, qu’ils n’adoraient pas Dieu, qu’ils ne priaient pas, avec assez de piété, la Vierge-Marie, qu’ils n’honoraient pas, avec une ferveur suffisante, saint François-Xavier, notre patron, ou simplement quand ils ne dénonçaient pas leurs camarades, et qu’ils osaient parler de l’intelligence des bêtes, arrivait, le poil hérissé, l’œil en feu, et soufflant du phosphore par la gueule, un grand chien noir, qui les emportait.
— Et pas plus que d’où il vient, on ne sait où il s’en va, nous expliquait le père Du Lac. Il arrive, brusquement, se jette sur les enfants impies les emporte dans sa gueule de flamme… et plus jamais on ne les revoit … !
J’entends encore la voix du Révérend Père nous contant ces effarantes balivernes. C’était toujours à la fin de l’étude, alors que la lueur des lampes commençait à baisser, et qu’on voyait apparaître, sur les murs blancs, des ombres sinistres.
Il me fallut de nombreuses années pour vaincre la terreur, que m’avait inspirée, avec la métamorphose du diable en Voltaire, l’histoire du grand chien noir… Un de mes petits camarades, pauvre âme débile et charmante, en devint fou… Il mourut dans un délire horrible.
Il y a dix ans, j’ai revu le père Du Lac. C’était dans les plaines de Carnac. (cf. séjour à Kérisper) Il était assis, au haut d’un moulin, et il parlait du grand chien noir, peut-être et peut-être déjà, de du Paty de Clam, de Boisdeffre et de Cavaignac, à de jeunes jésuites qui l’écoutaient, rangés au bas du séculaire rocher… Comme je passais près de lui, il me reconnut :
— Ah ! mon pauvre enfant me dit-il, en levant tristement ses bras vers le vieux ciel des druides… Qu’êtes-vous devenu ?… N’avez-vous pas horreur de vos péchés ?
Et il continua d’une voix onctueusement tendre :
— Nous prions toujours pour vous, mon enfant…
Ainsi ils prient pour moi, je suis tranquille.
Je suis tranquille. Et pourtant, au souvenir des années affreuses que je passai dans ce grand collège de Vannes (1), j’éprouve une haine que le temps ravive au lieu de l’éteindre et je me demande, non sans effroi, comment il se fait que des pères de famille soient assez imprudents, assez fous, pour confier leurs enfants à ces déformateurs d’intelligence à ces pourrisseurs d’âmes que sont les jésuites(2). Mais je ne me demande pas comment nous avons une armée sans honneur, sans justice, sans pitié, puisque ce sont les jésuites qui ont façonné et pétri, à l’image de leur âme, l’âme de presque tous ses chefs. L’affaire Dreyfus est un crime exclusivement « jésuite ». J’y retrouve l’odeur que, bien des fois, je respirai dans les cours du collège, dans les petites chapelles basses, et derrière la grille de ces confessionnaux où, lentement, scientifiquement, implacablement, s’accomplit la déchéance de tout ce qu’un cœur d’enfant peut contenir de grandeur, de justice et de conscience futures…
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