Séjour à Kérisper entre la rivière d’Auray et la rivière du Bono

Octave Mir­beau et Alice Reg­nault, qui vien­nent de se mari­er en cati­mi­ni à West­min­ster le 25 mai 1887, après avoir vaine­ment cher­ché une mai­son à Belle-Île, s’in­stal­lent en loca­tion, à Kérisper près d’Au­ray, début juil­let 1887. Ou il est entre autres ques­tion des rela­tions épis­to­laires entre l’écrivain et, son ami, le pein­tre Claude Monet.

Comme d’habi­tude, Octave est embal­lé par la pro­priété « admirable » qu’il a dénichée « entre la riv­ière d’Au­ray et la riv­ière du Bon­neau (sic) », « où se trou­ve un petit port très gai et un immense pont-sus­pendu » (classé mon­u­ment his­torique, il a échap­pé à la démo­li­tion et est réservé main­tenant à l’usage des pié­tons !) : « Kérisper est une vieille mai­son avec tourelles, fos­sés, pont-levis trans­for­mé en grille mon­u­men­tale, aux por­tails de laque­lle se trou­vent deux lions de gran­it, si vieux, si effrités, qu’ils ressem­blent à deux ani­maux fab­uleux. » Les deux lions veil­lent tou­jours à l’en­trée, tels que Mir­beau les décrit. Mais en face de la mai­son, le « pavil­lon Louis XIV, très joli », était « en ruine » et Octave, con­traire­ment à la légende d’une pho­to de l’ex­po­si­tion itinérante Mir­beau, n’a pu y loger avec Alice.

Ironie du sort, Gyp, alias comtesse de Mar­tel, née en 1849 Riqueti de Mirabeau, arrière-petite-nièce du tri­bun révo­lu­tion­naire, avec laque­lle il aura de sérieux ennuis judi­ci­aires à Paris, a vu le jour au château de Coët-Sal, dis­tant de huit kilo­mètres seule­ment de Kérisper ! De même, Vannes et son col­lège de jésuites Saint-François-Xavier, où Octave a passé qua­tre années d’« enfer » (cf. Sébastien Roch), ne sont qu’à quinze kilo­mètres ! Et pour­tant, Mir­beau, qui n’en est pas à un para­doxe près, vante les charmes de la région à ses amis …

Kérisper vers le 10 sep­tem­bre 1887 à Claude MONET

A Mon­et il écrit : « Quand venez-vous? Le Mor­bi­han vous attend, admirable. Et puis, j’ai besoin de vous. Il y a un vio­let que je ne puis attrap­er. J’ai beau faire toutes les com­bi­naisons de couleur, toutes les jux­ta­po­si­tions, toutes les super­po­si­tions de ton, impos­si­ble d’y arriv­er ». Il invite Mon­et à venir, après Rodin qui a été ent­hou­si­aste. Il voudrait à son tour lui dire «tous mes dégoûts de moi-même, tout le halète­ment de mon tra­vail, pour un livre qui ne vaut certes pas, la plus rapi­de de vos impres­sions. Moi aus­si, allez, je suis bien mal­heureux. Et il fau­dra que je me soulage une fois de toutes mes tor­tures. Cela me fera peut-être du bien».

Mir­beau veut lut­ter con­tre les doutes et décourage­ments de son ami Mon­et : «Votre grand et mag­nifique tal­ent m’est cher comme votre ami­tié ; […] je vous aime, pour vous, comme pour tout ce que vous représen­tez à mes yeux, de vrai génie. Aus­si votre let­tre m’a-t-elle causé une véri­ta­ble afflic­tion. Je com­prends vos angoiss­es, vos décourage­ments, parce que je ne con­nais pas d’artiste sincère qui ne les ait éprou­vés et qui n’ait été injuste, absol­u­ment injuste vis-à-vis de lui-même. Vos toiles grat­tées ? Ah ! quelle folie ! Et je suis con­va­in­cu qu’il y en avait dans le nom­bre d’ad­mirables, et que toutes avaient la griffe de ce que vous êtes, c’est-à-dire le plus grand, le plus sen­si­ble, le plus com­préhen­sif artiste de ce temps. Ne croyez pas que j’ex­agère ce que je pense de vous. Non. Et je ne suis pas le seul à penser de la sorte. RODIN, qui vient de pass­er quinze jours avec nous, est comme moi. Nous avons causé de vous, com­bi­en de fois, et si vous saviez quel respect, quelle ten­dre admi­ra­tion Rodin a pour vous ! Dans la cam­pagne, sur la mer, devant un hori­zon loin­tain, un fris­son­nement de feuil­lages, une fuite de mer changeante, il s’écri­ait avec un ent­hou­si­asme qui en dis­ait long : “Ah ! que c’est beau…. C’est un Mon­et !” Il n’avait jamais vu l’Océan, et il l’a recon­nu d’après vos toiles ; vous lui en avez don­né l’ex­acte et vibrante sen­sa­tion. […] Vous êtes atteint d’une mal­adie, d’une folie, la folie, la mal­adie du tou­jours mieux. Mais il est un point que l’homme ne peut dépass­er. La nature est telle­ment mer­veilleuse, qu’il est impos­si­ble à n’im­porte qui, de la ren­dre comme on la ressent ; et croyez bien qu’on la ressent, moins belle encore qu’elle n’est. C’est un mys­tère. »
Il l’in­vite à chang­er de milieu pen­dant quelque temps, et à venir : «C’est la soli­tude admirable et com­plète, les siè­cles n’ont point passé sur ce coin de nature. Les hommes y sont mag­nifiques, nobles et beaux, comme aux pre­miers âges. C’est le tri­om­phe du goth­ique. A chaque instant, il vous sem­ble voir des évo­ca­tions de Van Eyck. Et puis la lande a refleuri, et l’au­tomne qui com­mence donne au paysage, un peu dur d’ac­cent, un incom­pa­ra­ble et poignant mys­tère. Je vous assure, mon cher ami, qu’il est impos­si­ble de voir quelque chose de plus beau, et je suis con­va­in­cu que, dans ce calme, et devant cette nature nou­velle pour vous, vous repren­driez courage… » 

Pro­ces­sion à Sainte-Anne d’Auray

Dans cette « demeure d’un chef chouan », Octave se lance comme « un bag­neux » dans la rédac­tion de L’Ab­bé Jules, qui, de tous ses romans, aura le plus ent­hou­si­as­mé ses fidèles et lui vau­dra des sou­tiens inat­ten­dus, comme Mal­lar­mé, Here­dia ou Banville. Il trou­ve encore le temps d’écrire des chroniques bre­tonnes, qu’il envoie au Gil Blas, au Gaulois, au Figaro. Par­mi elles, se détache l’ef­froy­able descrip­tion des « mon­stres » sur la route du pèleri­nage à Sainte-Anne d’Au­ray, « loques ven­imeuses », « plaies qui n’ont pas de nom », « paque­ts de chair décom­posée », « chair écorchée », « moignons san­guino­lents », « viande cor­rompue, sur laque­lle s’achar­nent les mouch­es »… Un vrai « Jardin des sup­plices » avant la lettre !

 

Mir­beau accueille aus­si de rares vis­i­teurs : son père avec lequel il passe trois jours à Belle-Île, Rodin qui restera trois semaines (« j’ai passé avec lui des heures char­mantes, déli­cieuses »), Paul Hervieu, qu’il emmène en bateau avec un pêcheur du coin. Mal­lar­mé se con­tente de lui écrire et com­pose pour la cir­con­stance ce « qua­train postal » :

Va, poste, tout crinière et bave,

Lui jetant un fameux hi-han

Chez notre ami très cher Octave

Mir­beau

Kérisper

Mor­bi­han

Au mois de jan­vi­er 1888, les excès de tra­vail – qua­torze heures par jour – et de tabac, con­jugués à des fièvres paludéennes, ont rai­son de la san­té d’Oc­tave. Huit mois plus tard, il se rend à l’év­i­dence, le cli­mat « mal­sain » d’Au­ray ne lui con­vient pas. « Chas­sé par la fièvre de ce beau Kérisper », il le quit­tera à regret pour se refaire une san­té dans le Midi, après un séjour tran­si­toire de deux mois à Paris pour retrou­ver ses amis.

Ain­si la vision ras­sur­ante d’un retour à la nature de Mir­beau sera éphémère. Son instal­la­tion près d’Au­ray – elle aura duré un an et demi – où il accouchera dans la douleur de son roman L’Ab­bé Jules, « un des plus beaux livres de ce temps », selon Théodore de Banville, a réveil­lé en lui sa haine pour ses anciens tour­menteurs du col­lège des jésuites de Vannes, Saint-François-Xavier. Mir­beau, Sébastien devenu Bolorec, va pass­er à l’ère des grands com­bats. Le pays d’Au­ray et le Mor­bi­han, « qui est ce qu’il y a de plus bre­ton­nant dans toute la Bre­tagne », en seront la source …

Jean-Paul Ker­vadec

Bib­li­ogra­phie : Octave Mir­beau, Cor­re­spon­dance générale, Lau­sanne, L’Âge d’Homme, 2003, tome I, pp. 680–865.

PS : à l’oc­ca­sion de ce long séjour dans le Mor­bi­han, Octave Mir­beau racon­te avoir ren­con­tré for­tu­ite­ment le père Stanis­las Du Lac qui fit son maître d’é­tude à Vannes au col­lège jésuite Saint-François-Xavier 25 ans plus tôt, il relate cette ren­con­tre dans l’Au­rore en 1898 …    

Source : dic­tio­n­naire Octave Mirbeau

 

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