Perspectives sadiennes dans Le Jardin des supplices

Avec Octave Mir­beau, nous entrons de plain-pied dans le domaine du sacré pro­fana­toire, enten­du au sens batail­lien, c’est-à-dire sacré de trans­gres­sion. Il ne s’agit pas d’un quel­conque sen­ti­ment religieux à l’égard d’une divinité, même si l’auteur passera sa vie à fustiger les valeurs morales de son temps – n’est-ce pas là les prémices d’un retour au culte dyon­isi­aque, au chaos ? – mais plutôt la volon­té exac­er­bée de dénon­cer les abus soci­aux, la cor­rup­tion, le vol, l’hégémonie de l’État et l’indifférence des « têtes de veaux », gens ordi­naires que plus rien n’étonne. Mir­beau, un anar­chiste inspiré ? En tout cas, Pierre Michel affirme que « sa colère, sa vio­lence et ses injures sont nées de la même source que la malé­dic­tion des prophètes »i. Le Jardin des Sup­plices en est sans doute la plus par­faite illus­tra­tion : le paysage sanglant et tor­turé du Bagne de Can­ton n’est finale­ment que l’envers de notre société. La richesse des thèmes et des références abor­dés, la com­plexe struc­ture textuelle de l’ouvrage – cette « mon­stru­osité » lit­téraire comme la définis­sent par­fois cer­tains cri­tiques – en font sans doute l’une des fig­ures emblé­ma­tiques du déca­den­tisme. Com­ment ne pas songer au tra­vers d’une pein­ture esthéti­sante des sup­plices, au Saint-Julien l’Hospitalier de Flaubert, à La Morte amoureuse de Gau­ti­er, aux con­tem­pla­tions hor­ri­fiées de Huys­mans et de Baude­laire, à Vil­liers de l’Isle-Adam, à Lautréa­mont enfin ? Si la lec­ture du Jardin des Sup­plices est plurielle, c’est peut-être avec l’œuvre sadi­enne que l’adéquation sem­ble la plus frap­pante.
D’aucuns diront que les enjeux des deux auteurs sont bien éloignés l’un de l’autre d’un point de vue philosophique ou social, il n’en reste pas moins que l’on ren­con­tre des ressem­blances trou­blantes si l’on s’intéresse aux thèmes dévelop­pés, au fonc­tion­nement textuel ou aux principes argu­men­tat­ifs régis­sant chaque œuvre. Avant tout, il paraît intéres­sant de com­pren­dre en quoi Mir­beau crée une sorte de nou­veau lan­gage lorsqu’il com­pose Le Jardin des Sup­plices, à l’instar du Mar­quis de Sade des Cent vingt journées de Sodome. L’analyse de Barthesi(1) définit qua­tre opéra­tions néces­saires à la pro­duc­tion d’un lan­gage pro­pre. La pre­mière est de s’isoler, c’est à dire de créer une sépa­ra­tion, un vide matériel aus­si bien géo­graphique que tem­porel. Sade enferme ses lib­ertins dans le château de Silling(3), lieu invi­o­lable qui se situe en haut d’une mon­tagne acces­si­ble unique­ment à pied en « cinq gross­es heures ». Pour l’atteindre, il n’existe qu’un chemin dont le pont indis­pens­able a été détru­it et qui tra­verse une forêt noire. Arrivé au pied de l’enceinte, l’on se retrou­ve face à des murs « de plus de trente tois­es ». Autrement dit, le lieu sadi­en est totale­ment impéné­tra­ble et pure­ment imag­i­naire. Que dire du Jardin des Sup­plices ? La génèse du roman vient se situer à l’intérieur d’un salon fréquen­té par des intel­lectuels de dif­férentes couch­es cul­turelles, érigeant par là-même un espace con­finé et her­mé­tique réservé à la seule élite – aux élus ?. Puis le réc­it se pour­suit sur le bateau qui mène à Can­ton, espace clos où dis­cu­tent des indi­vidus sou­vent mas­culins, de toute espèce et qui sem­blent ne devoir exis­ter que par leur dis­cours provo­ca­teur, leur laideur morale et leur van­ité débor­dante. Atmo­sphère irréelle à laque­lle vient s’ajouter « une chaleur écras­ante… une tem­péra­ture de flamme… »(4), annon­ci­atrice des enfers. Le Bagne de Can­ton enfin, est une forter­esse impren­able, entourée de « tours car­rées » sans fenêtre et dont la seule issue est « une immense porte, armée de lour­des bar­res de fer »(5). L’intérieur même du jardin est une suc­ces­sion d’espaces clos et cir­cu­laires : « Nous lais­sâmes l’allée cir­cu­laire sur laque­lle s’embranchent d’autres allées sin­u­ant vers le cen­tre »(6). En out­re, la théâ­tral­ité du jardin répond à une hiérar­chie spa­tiale des tor­tures. Tout comme la descente des cer­cles dans L’Enfer de Dante ou la répar­ti­tion en chœurs des dif­férents tableaux sadi­ens, fig­u­rant de plus infer­nales damna­tions, la péné­tra­tion pro­gres­sive au cen­tre du jardin mène peu à peu à de plus cru­elles tor­tures.
La sec­onde opéra­tion indis­pens­able est d’articuler, c’est-à-dire de divis­er les séquences, de les dis­tribuer et de les assem­bler autour d’une com­bi­na­toire. Sade dis­tribue la jouis­sance, Mir­beau les sup­plices. L’un mor­celle le plaisir en « pos­tures », « fig­ures » ou « séances » ; l’autre découpe la souf­france selon des principes de Beauté. Tout acte, qui aboutit inéluctable­ment à la mort, provient de la Parole. Il n’est rien d’indicible, « rien n’est qui ne soit par­lé »(7). À l’image des his­to­ri­ennes de Sade qui sont là pour recenser de façon sys­té­ma­tique l’ensemble des « crimes » com­mis par l’humanité,
Clara existe pour dénom­br­er de plus hor­ri­bles tor­tures. Chez les deux écrivains, cette clas­si­fi­ca­tion crois­sante de l’horreur con­duit tou­jours à de for­mi­da­bles jouis­sances. Les lib­ertins du château se retirent dans leurs boudoirs, Clara exulte en des lieux éloignés et secrets du jardin. Se sub­sti­tu­ant à la parole divine – « Au com­mence­ment était le Verbe… » –, les deux auteurs font exis­ter les actes par le dis­cours qu’ils con­fèrent aux dif­férents nar­ra­teurs. Dès lors, il sem­ble que l’œuvre sadi­enne comme l’œuvre mir­bel­li­enne naisse de la seule imag­i­na­tion. Chez Sade, seul le maître, le lib­ertin, a la parole – autrement dit, les grands crim­inels. Chez Mir­beau, seuls s’expriment les per­son­nages amoraux, les « mon­stru­osités », comme il les nomme : Clara, son ami, le bour­reau… Il y a donc bien une volon­té com­mune d’articuler l’ordre social, la réal­ité, autour d’un sys­tème pure­ment ver­bal dépen­dant finale­ment du nar­ra­teur, et donc de l’imaginaire de l’écrivain. Rap­pelons que ce procédé est très sou­vent util­isé par Mir­beau : le nar­ra­teur, s’érigeant en con­science col­lec­tive, force le lecteur à réa­gir dans la mesure où l’écriture pro­posée joue sur l’apparente déri­sion, la provo­ca­tion, l’excès du pro­pos. Et c’est peut-être ici que les deux écrivains se sépar­ent. Si Sade instau­re un univers totale­ment imag­i­naire, ver­bal, pour mieux
se détach­er d’une réal­ité qui le per­sé­cute et l’ennuie, Mir­beau, lui, utilise ce proces­sus créatif pour mieux asseoir son autorité con­tre la société et la forcer à réa­gir.
La troisième opéra­tion est d’ordonner. Il devient non seule­ment néces­saire d’assembler des séquences entre elles, mais aus­si de les soumet­tre à un ordre supérieur. Le dis­cours est soumis à un ordon­na­teur. Comme nous l’avons déjà sig­nalé, chez Sade, il s’agit du maître de céré­monie. Lib­ertin quel­conque, il est chargé de met­tre en place, à un moment don­né, les pos­tures et de diriger la marche générale de l’opération éro­tique ; il y a tou­jours quelqu’un pour régler les tableaux. Tout est absol­u­ment orchestré dans le temps et il ne s’agit en aucun cas d’y déroger – l’opération paraît d’ailleurs impos­si­ble – puisque le temps dépend de la parole. Sade tente d’instaurer de cette manière une har­monie dans le désor­dre. Si la volon­té d’harmonisation sociale est rel­a­tive­ment dif­férente du mod­èle sadi­en chez Mir­beau, il est clair que la fonc­tion du Bagne a un rôle éminem­ment uni­fi­ca­teur. René Girard affirme que « le dénom­i­na­teur com­mun aux sac­ri­fices rit­uels, c’est la vio­lence intes­tine, les dis­sen­sions, les rival­ités, les jalousies, les querelles entre proches que le sac­ri­fice pré­tend élim­in­er »(8). Le sys­tème pénal du bagne illus­tre assez bien cette analyse : les tor­tures les plus hor­ri­bles ne cor­re­spon­dent aucune­ment à l’importance des dél­its com­mis par les sup­pli­ciés. Ain­si, lorsque le nar­ra­teur demande à Clara les raisons
pour lesquelles ces indi­vidus subis­sent de tels sup­plices, elle lui répond : « Je ne sais pas moi… aucune peut-être, ou peu de choses, sans doute… de menus vols chez des marchands »(9). Il s’agit moins, à tra­vers les mar­tyres humains, de punir, de sanc­tion­ner un délit, que de ren­forcer l’harmonie de la com­mu­nauté, d’assurer l’unité sociale. Au moyen du sac­ri­fice insti­tu­tion­nal­isé, l’État canalise et dis­ci­pline la vio­lence qui, si elle était libérée, con­duirait au désas­tre. La cru­auté des lois asi­a­tiques répond à un rit­uel cyclique, où l’individu n’a de rai­son d’être que dans son appar­te­nance à un défoule­ment col­lec­tif. Dans le livre de Chu Yü, l’on affirme que les sac­ri­fices, la musique, les châ­ti­ments et les lois ont une seule et même fonc­tion, qui est d’unir les cœurs et d’établir l’ordre. C’est bien dans une même union des cœurs et une même joie fréné­tique que les indi­vidus se pré­cip­i­tent à l’entrée du bagne : « Je vis des robes et des robes, et des ombrelles, et des vis­ages mau­dits danser, tour­bil­lon­ner, se pré­cip­iter »(10). Notons ici l’attitude pass­able­ment misog­y­ne de l’auteur à l’égard de ces femmes endi­a­blées. La com­mu­nauté chi­noise par­ticipe donc tout entière à cette orgie furieuse, et la bru­tal­ité des sac­ri­fices agit comme une cathar­sis. Au sor­tir du bagne, les vis­i­teurs sont ras­sas­iés d’horreur et de cru­auté, et de cette manière s’effacent les dis­sen­sions qui auraient pu naître pour laiss­er place au con­traire à une plus grande unité sociale. On retrou­ve cette unité sociale dans l’univers sadi­en ; cepen­dant elle n’est plus sup­port­ée par un ensem­ble de mécan­ismes exu­toires, mais par une hiérar­chie total­i­taire et une mise en scène extrême.
La qua­trième opéra­tion, qui réside en une théâ­tral­i­sa­tion du dis­cours, ren­voie naturelle­ment à cette néces­sité. Comme Barthes l’explique, Sade « clas­sifi­ca­teur » utilise un style insis­tant, il éla­bore une « opéra­tion de pesée et de poussée »xi qui con­duit à édi­fi­er son sys­tème en sys­té­ma­tique. Chez Sade, cette insis­tance est con­crétisée par le « foutre » : « Toutes les immoral­ités s’enchaînent et plus on en réu­ni­ra à l’immoralité du foutre, plus on se ren­dra néces­saire­ment heureux »xii, c’est-à-dire vivant. Chez Mir­beau, et par­ti­c­ulière­ment dans Le Jardin des Sup­plices, il sem­ble que ce soit « le sang » et « la pour­ri­t­ure » qui tien­nent lieu de principe organ­isa­teur – Barthes par­le de « métonymie cen­trée ». En effet,
toute action humaine, toute réal­i­sa­tion de la vie, est inex­tri­ca­ble­ment liée au principe régénéra­teur de la putré­fac­tion. Le sac­ri­fice, médi­a­teur entre la vie et la mort chez Mir­beau s’érige pro­gres­sive­ment en Loi uni­verselle dans le monde tor­turé du Jardin des Sup­plices. Le sac­ri­fice est néces­saire dans la mesure où il assure le renou­velle­ment de la vie. Clara s’écrie : « La pour­ri­t­ure, c’est l’éternelle résur­rec­tion de la vie »(13). En d’autres ter­mes, la Beauté naît néces­saire­ment du sac­ri­fice, et l’auteur éla­bore ici une con­cep­tion nat­u­ral­iste de l’univers. Instru­ments de tor­ture et paysages édéniques sont liés dans le jardin : de place en place, sim­u­lant des salles de ver­dure et des parter­res de fleurs, tout un out­il­lage de sac­ri­fice et de tor­ture, éta­lait du sang. La beauté de la vie paraît étrange­ment faire corps avec l’horreur de la mort. Ain­si, la répéti­tion con­stante de thèmes fon­da­teurs per­met à l’œuvre de se théâ­tralis­er, c’est-à-dire « d’illimiter le lan­gage », de se met­tre en
scène en inau­gu­rant un dépayse­ment moral per­ma­nent et en inver­sant rad­i­cale­ment nos vieilles valeurs morales, ce qui nous rap­proche large­ment des valeurs déca­dentes inau­gurées par Huys­mans ou Bar­bey d’Aurevilly. Bien plus, ce qui est dénon­cé par Mir­beau et Sade, c’est tout à la fois la cor­rup­tion intes­tine, le vol général­isé et le despo­tisme insti­tu­tion­nel.
Le Jardin des Sup­plices débute au cours d’un repas entre intel­lectuels – la nour­ri­t­ure a peut-être cette même fonc­tion sadi­enne qui est de restau­r­er les appétits sex­uels et crim­inels –, « des moral­istes, des poètes, des philosophes, des médecins… » « qui dis­putaient sur le meurtre… » L’un des pro­tag­o­nistes va même jusqu’à affirmer que « le meurtre est la plus grande préoc­cu­pa­tion humaine, et que tous nos actes dérivent de lui »(14). Et plus loin un philosophe ajoute : « Il est exor­bi­tant que, sous pré­texte de gou­vern­er les hommes, les sociétés se soient arrogé le droit exclusif de les tuer, au détri­ment des indi­vid­u­al­ités en qui, seules, ce droit réside »(15). Sade n’affirme rien d’autre lorsqu’il oppose, dans son Français, encore un effort…, « l’absurde despo­tisme poli­tique » et « le très lux­u­rieux despo­tisme des pas­sions de lib­erti­nage » ; et de là l’apparente con­tra­dic­tion entre les crimes de l’État et ceux des indi­vidus, entre la peine de mort et le meurtre indi­vidu­el. Toute l’œuvre sadi­enne va à l’encontre de cette oppo­si­tion et celle-ci prend appui sur l’affirmation du goût naturel et irré­sistible de toute l’humanité pour le meurtre et le despo­tisme, et sur la néces­sité de trou­ver à ce goût quelque issue qui ne soit pas trop néfaste à la société. Mir­beau quant à lui mon­tre claire­ment que « le meurtre est une fonc­tion nor­male de la nature et de tout être vivant »(16) et qu’il est néces­saire pour le bon fonc­tion­nement de la société d’instaurer des diver­tisse­ments qui puis­sent assou­vir cette soif de sang. De la sorte, les foires où se mul­ti­plient les stands de tir ont essen­tielle­ment la ver­tu de sat­is­faire « la sen­sa­tion exquise de penser que l’on va tuer des choses qui bougent, qui avan­cent, qui implorent !… ». Acte pro­pre­ment sadi­en de par sa jubi­la­tion au spec­ta­cle de la souf­france d’autrui, il trou­ve aus­si son pen­dant dans les class­es aisées de la société sous l’apparence policée des duels, de l’escrime et de la chas­se. Ces activ­ités ont pour unique fonc­tion de libér­er la vio­lence con­tenue dans l’homme. Lorsque sur le bateau, l’un des per­son­nages exprime la jouis­sance qu’il a de tuer des ani­maux – notons ici la cor­re­spon­dance avec Saint-Julien l’Hospitalier –, il exprime du même coup le sen­ti­ment inavoué de trans­gress­er l’interdit : « Tu ne tueras point ». « Je m’arrêtais au bord de la forêt, et j’accrochais la cage au bout d’une branche, le coq chan­tait… Alors de toutes les pro­fondeurs du bois les poules venaient… venaient… elles venaient par ban­des innom­brables… Et je les tuais !… J’en ai
tué jusqu’à douze cents dans la même journée »(17). La chas­se ne répond nulle­ment à l’instinct de survie. C’est au con­traire la joie pro­fonde de détru­ire qui est val­orisée, une vio­lence libéra­trice dont l’homme est privé ordi­naire­ment. Ce que dénon­cent finale­ment les deux auteurs, c’est le fonc­tion­nement dou­ble du sys­tème social. Ce dernier est à la fois préven­tif – mise en place de plaisirs sub­limés : chas­se, tir au fusil –, et curatif : un indi­vidu qui déroge à la loi est irrémé­di­a­ble­ment puni, la peine de mort étant la sanc­tion ultime. Or la peine cap­i­tale est un « droit exclusif » que se sont attribué les sociétés, dit Mir­beau, ce qui prou­ve l’iniquité d’un tel sys­tème. Sade pro­pose deux bonnes raisons d’abolir la peine de mort. D’une part, « il est impos­si­ble que la loi puisse obtenir le même priv­ilège… car elle n’est pas acces­si­ble aux pas­sions qui peu­vent légitimer dans l’homme la cru­elle action du meurtre ». D’autre part, « la peine de mort n’a jamais réprimé le crime, puisqu’on le com­met chaque jour aux pieds des échafauds »(18). Dès lors, Mir­beau se détache du raison­nement sadi­en dans la mesure où il ne jus­ti­fie en rien l’acte crim­inel ; il se con­tente sim­ple­ment d’un con­stat effrayé et voit dans la guerre le stade ultime de la bar­barie humaine. En témoigne l’extase jubi­la­toire du mil­i­taire qui déclare : « C’est par la guerre, c’est-à-dire par le vol, le pil­lage et le mas­sacre, que nous enten­dons gou­vern­er »(19). La guerre est là encore sacré de trans­gres­sion puisqu’elle est la promesse d’une véri­ta­ble apoc­a­lypse, d’un temps où tout serait per­mis, où tout acte autre­fois rép­ri­mandé et réputé abom­inable apporterait aujourd’hui gloire et pres­tige : « Il trou­vera, dans la guerre, la suprême syn­thèse de l’éternelle et uni­verselle folie du meurtre… qui est une fonc­tion nationale »(20)x. De son côté, Sade pour­suit son raison­nement et aboutit à l’éloge du despo­tisme privé et de ses pra­tiques et à la con­damna­tion du despo­tisme d’Etat et de son sys­tème judi­ci­aire.
Les écrivains se rejoignent en ce qu’ils voient tous les deux une part pul­sion­nelle au fonc­tion­nement éta­tique. Ain­si, Pasoli­ni voit dans le texte sadi­en un idéal d’anarchie. Que les per­son­nages s’adonnent à leur lubric­ité meur­trière ou aux affaires d’État, il s’agit tou­jours d’assurer la puis­sance aux grands de la société. Ce que récuse la ver­sion filmée des Cent vingt journées de Sodome, c’est le lien entre anar­chie et hégé­monie total­i­taire qui règle la loi sociale : « Les gens qui nous gou­ver­nent sem­blent représen­ter l’ordre, la légal­ité, les lois et les codes alors qu’au con­traire, ils diri­gent de façon arbi­traire ; ils exer­cent l’exploitation de l’homme par l’homme »(21). La pein­ture sadi­enne mon­tre un enchevêtrement inde­scriptible dans les rap­ports entre la col­lec­tiv­ité et les per­son­nes, le despo­tisme, l’anarchie, l’arbitraire et la loi qui ne les prévient pas ou les favorise. Mir­beau mon­tre lui aus­si, de façon détournée, l’illégitimité du fonc­tion­nement social : « Au nom de quel droit la société va-t-elle con­damn­er des assas­sins qui n’ont fait, en réal­ité, que se con­former aux lois homi­cides qu’elle édicte, et suiv­re les exem­ples sanglants qu’elle leur donne ?… »(22). Chez Mir­beau comme chez Sade, on décou­vre der­rière ce télés­co­page des pul­sions indi­vidu­elles et du despo­tisme pub­lic, une inébran­lable volon­té de puis­sance. Mais le Mar­quis sem­ble appuy­er son idée sur une logique spé­cieuse de la preuve par la nature, tan­dis que le sec­ond utilise ce procédé pour la seule fin de con­tre­bal­ancer l’image de la société occi­den­tale. L’un et l’autre lais­sent leurs per­son­nages dis­courir sur la néces­sité d’une iné­gal­ité entre les indi­vidus au nom d’une iné­gal­ité naturelle posée en principe, même si le pro­pos recon­naît par­fois l’avantage du rang et de la richesse. Mir­beau se borne à un con­stat et le dédie « Aux prêtres, aux sol­dats, aux juges, aux hommes qui éduquent, diri­gent et gou­ver­nent les hommes ». Sade jus­ti­fie son mod­èle en affir­mant que cette ten­dance au despo­tisme est non seule­ment innée, mais incon­tourn­able : « Tous les hommes ten­dent au despo­tisme ; c’est le pre­mier désir que nous inspire la nature… ». Une telle réflex­ion révèle chez les deux auteurs la volon­té de bal­ay­er la thèse rousseauiste qui fait de l’Homme un être bon par nature, et dévoile en fil­igrane un fonc­tion­nement sex­iste du sys­tème, où l’homme sem­ble plus apte à domin­er. Seuls les intel­lectuels ont le droit de parole, excep­tées Clara ou Juli­ette qui exer­cent leur volon­té de  puis­sance aux dépens des hommes sociale­ment inférieurs à elles – pris­on­niers, hommes de com­pag­nies, valets… Ce qu’éclairent là encore Sade et Mir­beau, c’est une hiérar­chie – ici des sex­es – fondée sur un fait de nature, et non sur un accord tacite des dif­férents intéressés. Pour­tant, nous auri­ons tort de voir dans cette mise à jour des iné­gal­ités sociales et/ou naturelles, un idéal de lib­erté ; l’un s’en tient à une atti­tude philosophique de l’Homme, l’autre à un dis­cours poli­tique des indi­vidus.
En out­re, il serait pos­si­ble de dévelop­per les valeurs déca­dentes attribuées aux vis­ages féminins – thème si cher au Divin Mar­quis –, le per­son­nage de Clara faisant peut-être office de référence. Cette femme vam­pirisée ne ressem­ble-t-elle pas au Con­vive des dernières fêtes de Vil­liers de l’Isle-Adam(23), écrivain fasciné par les exé­cu­tions en Extrême-Ori­ent ? Ou encore, n’est-ce pas la même jouis­sance qu’éprouvent Clara à jeter de la viande pour­rie aux pris­on­niers et Baude­laire à con­tem­pler le com­bat impi­toy­able des enfants lorsqu’il leur jette un morceau de pain blanc ?(24). Auteur qui par­le dans « Voy­age » du « Bour­reau qui jouit » et « du mar­tyr qui san­glote »(25). Per­spec­tives éminem­ment sadi­ennes qui con­sis­tent à jouir de la souf­france d’autrui et qui con­duisent Mir­beau vers une con­tem­pla­tion hor­ri­fiée des mon­stres moraux. Ses pein­tures n’ont rien à envi­er à celles de Sade lorsqu’il fait avouer de façon per­verse au bour­reau asi­a­tique : « D’un homme j’ai fait une femme… Hé ! Hé ! Hé !… C’était à s’y mépren­dre… Et je m’y suis mépris pour voir… »(26). C’est avec cette même délec­ta­tion sadique qu’il décrira plus loin le sup­plice du rat. À tra­vers le regard obsédé de l’Anglaise, l’on pénètre dans l’univers du plaisir morcelé, du corps désar­tic­ulé, où à chaque organe cor­re­spond une zone érogène. L’intérieur du jardin mêle con­fusé­ment engins de tor­ture, mem­bres mutilés et lux­u­ri­ance végé­tale : « De place en place, dans les ren­fon­ce­ments de la palis­sade, sim­u­lant des salles de ver­dure et des parter­res de fleurs… tout un out­il­lage de sac­ri­fice et de tor­ture, éta­lait du sang… »(27). Le bouil­lon­nement éro­tique, l’assourdissement sac­ri­fi­ciel, sem­blent com­plets en ce lieu de débauche parox­ys­tique et fait écho aux plaisirs sadi­ens de L’Histoire de Juli­ette : « Tout agis­sait, tout bandait, tout se prê­tait. On n’entendait que des cris ou de plaisirs ou de douleur, et le mur­mure déli­cieux des cin­glons de verge ». Clara, mue par ses instincts, ses pul­sions destruc­tri­ces – catalysant ain­si toutes les ten­dances misog­y­nes du moment – ne représente pas seule­ment la fuite de l’esprit bour­geois con­formiste, hyp­ocrite et cor­rompu, comme l’ont pu voir cer­tains cri­tiques. La con­fu­sion qui s’exerce au tra­vers de son regard entre l’Amour et la Mort con­fère à l’érotisme, une fonc­tion médi­atrice. « L’amour et la mort c’est la même chose » s’exclame-t-elle. C’est que dans l’instant fugi­tif de l’orgasme, le cou­ple rompt l’abîme qui les séparait, ce que Bataille appelle « la dis­con­ti­nu­ité de l’être » et qu’il définit comme « appro­ba­tion de la vie jusque dans la mort »(28). Sade est bien proche de la réflex­ion de Clara lorsqu’il avoue : « Il n’est pas de meilleur moyen de se famil­iaris­er avec la mort que de l’associer à une idée lib­er­tine »(29). Dès lors, l’écrivain attribue à ses per­son­nages féminins une place déter­mi­nante lorsqu’il allie « tableau » éro­tique et « crime ». Si la femme est sans car­ac­tère, sans pou­voir, sans phal­lus, elle est aus­si motivée par la vio­lence pul­sion­nelle et sert en ce sens la cru­auté du bour­reau et devient un sym­bole de « souil­lure ». Elle devient le médi­a­teur néces­saire à l’abolition du « dégoût » et, du même coup, la déné­ga­tion du com­pro­mis social. En allant au delà du « dégoût », le sujet fait « tri­om­pher sa libido sur l’interdit »(30). Une telle analyse met l’accent sur le fran­chisse­ment d’une fron­tière et fait fonc­tion d’exorcisme. Retour­nant le dégoût en désir, l’écriture fait de l’acte éro­tique une trans­gres­sion sex­uelle et sym­bol­ique­ment sociale. 

Con­clure sur les rap­ports qu’entretiennent Sade et Mir­beau est une opéra­tion dif­fi­cile tant le sujet sem­ble vaste et encore peu exploré. Les cor­re­spon­dances sont nom­breuses : sac­ri­fice perçu comme source de plaisir et de renou­velle­ment, où souf­france et volup­té sont les liens essen­tiels de la vie et de la mort, dénon­ci­a­tion des valeurs morales, du despo­tisme éta­tique, représen­ta­tion misog­y­ne de la femme. Et si l’un et l’autre sont encore aujourd’hui des écrivains peu lus – voire rejetés –, c’est qu’ils expri­ment tous les deux l’idée d’un Mal uni­versel, d’une Beauté achetée au prix de la douleur. L’un prend l’allure d’un prophète qui trans­gresse et démys­ti­fie les valeurs sacrées de son époque – « son seul crime, c’est d’avoir mis la société en face d’elle-même » dit Pierre Quil­lard ; l’autre se fait mys­tifi­ca­teur aux yeux de la cri­tique – ni Bataille, ni Blan­chot, ni Beau­voir ni même Klos­sows­ki ne sont d’accord quant à savoir quelles valeurs attribuer à ses écrits. Les deux auteurs prô­nent peut être un indi­vid­u­al­isme éman­cipé des con­traintes et des lim­ites humaines. Non pas un indi­vid­u­al­isme anar­chisant, comme cer­tains les ont sou­vent taxés, mais un indi­vid­u­al­isme qui place le bon­heur per­son­nel en valeur absolue et qui réside dans la sat­is­fac­tion des désirs. Tous deux libéra­teurs de par leur inso­lence, leur destruc­tion
des idol­es et des faux-sem­blants, ils imposent au lecteur de rechercher une juste dis­tance, entre rejet et identification.

 

Jérôme GOUYETTE pour le compte de la S.O.M.

  

(1) O. Mir­beau, l’imprécateur au cœur fidèle. p. 12. P. Michel et J. F. Nivet. Séguier. 1990.
(2) Sade, Fouri­er, Loy­ola. R. Barthes. Points/Seuils. 1970.
(3) Les Cent vingt journées de Sodome. DAF Sade. Pau­vert. 1990.
(4) Le Jardin des Sup­plices. pp.99.100. O. Mir­beau. 10/18. 1986.
(5) Ibid. p. 159.
(6) Ibid. p. 233.
(7) Op. cit. p. 9.
(8) La Vio­lence et le sacré. R. Girard. Gras­set. 1974.
(9) Op. cit. p. 174.
(10) Op. cit. p. 166.
(11) Op. cit. p. 11.
(12) La Philoso­phie dans le boudoir. Folio. 1991.
(13) Op. cit. p. 162.
(14) Op.cit. p. 21.
(15) Ibid. pp. 24. 25.
(16) Ibid. p. 24.
(17) Ibid. p. 97.
(18) Op. cit. p. 209.
(19) Op. cit. p. 115.
(20) Ibid. p. 32.
(21) Quin­zaine lit­téraire. p. 10. « Entre­tien avec Pasoli­ni » 1984.
(22) Op. cit. p. 33.
(23) Con­tes cru­els. Vil­liers de l’Isle-Adam. Folio. 1991.
(24) Le Gâteau. C. Baude­laire. La Pléi­ade. 1975.
(25) Ibid. p. 132.
(26) Op. cit. p. 209.
(27) Ibid. 235.
(28) L’Érotisme. G. Bataille. Ed. de Minu­it. 1985.
(29) Op. cit. p. 18.
(30) Bouche dégoût. p. 79. F. Péral­di. Tra­vers­es 37. 1986.

 

 

 

Le jardin des supplices (1899)

Le jardin des supplices (1899)

Ce roman, pub­lié en 1899, au plus fort de l’affaire Drey­fus, à la veille du procès d’Alfred Drey­fus à Rennes, est le point d’orgue d’un long com­bat con­tre la société cap­i­tal­iste. Le Jardin des sup­plices est d’abord un texte de com­bat dont les trois parties…

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Dingo (1913)

Dingo (1913)

La fable, illus­trant les apor­ies du natur­isme, fait bon ménage avec la car­i­ca­ture, et les plus bur­lesques hénau­r­mités ont droit de cité. De nou­veau, ce n’est pas un homme qui est le héros du “roman”, mais le pro­pre chien de Mir­beau, Dingo …

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La 628-E8 (1907)

La 628-E8 (1907)

Dédiée à Fer­nand Char­ron, le con­struc­teur de l’automobile « Char­ron 628-E8 », cette œuvre inclass­able n’est ni un véri­ta­ble roman, ni un reportage, ni même un réc­it de voy­age digne de ce nom, dans la mesure où le roman­ci­er-nar­ra­­teur n’a aucune pré­ten­tion à la vérité…

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Les 21 jours d’un neurasthénique (1901)

Les 21 jours d’un neurasthénique (1901)

Comme Le Jardin des sup­plices, ce vol­ume résulte d’un brico­lage de textes : Mir­beau jux­ta­pose quelque 55 con­tes cru­els parus dans la presse entre 1887 et 1901, sans se souci­er de cam­ou­fler les…

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Le journal d’une femme de chambre (1900)

Le journal d’une femme de chambre (1900)

La pre­mière mou­ture du roman a paru en feuil­leton dans L’É­cho de Paris, du 20 octo­bre 1891 au 26 avril 1892. Mir­beau tra­verse alors une grave crise morale et con­ju­gale, se sent frap­pé d’impuissance…

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Dans le ciel (1892)

Dans le ciel (1892)

Dans le ciel est un roman paru en feuil­leton dans les colonnes de L’É­cho de Paris du 20 sep­tem­bre 1892 au 2 mai 1893 et qui n’a été pub­lié en vol­ume qu’en 1989, aux Édi­tions de l’Échoppe, Caen,…

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