Mirbeau dreyfusard

Octave Mir­beau est un des grands com­bat­tants de l’Af­faire. Mais son rôle a été longtemps occulté ou sous-estimé. Il est grand temps de ren­dre tar­di­ve­ment jus­tice au justicier. 

En 1883, à l’époque où il était rédac­teur en chef des Gri­maces, Mir­beau avait prévenu : « Partout où il y aura une plaie à brûler, des coquins à démas­quer, des déca­dences à fla­geller, une ver­tu à exal­ter, nous n’hésiterons pas, en dépit de l’in­dif­férence cal­culée des uns et de la fureur des autres. » Il a tenu parole. Pour­tant, en 1894, lorsqu’Al­fred Drey­fus est accusé de haute trahi­son, il n’a pas un mot. L’a­n­ar­chiste qu’il est se moque bien de la con­damna­tion d’un offici­er, fût-il juif. Pour lui, comme pour tous les lib­er­taires et les social­istes de l’époque, un offici­er sans état d’âme, prêt à mitrailler des ouvri­ers désar­més comme au cinquième acte des Mau­vais berg­ers, ne peut être qu’une brute homi­cide, un « galon­nard » mas­sacreur de pau­vres, comme l’écrit Le Père Peinard. Et un riche bour­geois, appar­tenant à une famille d’in­dus­triels, est for­cé­ment un enne­mi de classe et un exploiteur. Aus­si n’est-ce que tar­di­ve­ment que Mir­beau se sent con­cerné par le sort d’Al­fred Drey­fus, qu’il lui a fal­lu dépouiller de tout car­ac­tère de classe.
Au print­emps 1897, après une vis­ite de Bernard Lazare, il est tenail­lé par les pre­mières mor­sures du doute, Les révéla­tions de Math­ieu Drey­fus et l’en­gage­ment de l’in­tè­gre vice-prési­dent du Sénat, Scheur­er-Kest­ner, l’amè­nent à pren­dre posi­tion publique­ment dans un arti­cle du Jour­nal, le 28 novem­bre 1897, deux jours après le pre­mier arti­cle de Zola. Puis la mas­ca­rade révoltante de l’ac­quit­te­ment d’Ester­hazy, le 11 jan­vi­er 1898, et le courageux cri « de pitié et, de vérité » de Zola dans « J’ac­cuse », le 13 jan­vi­er, le con­va­in­quent de l’ef­froy­able machi­na­tion. Dès lors, son engage­ment est total et pas­sion­né, Mir­beau relève le défi jeté à la con­science et à l’intelligence.

Il prend l’ini­tia­tive d’une péti­tion, dite « des intel­lectuels », adressée au prési­dent de la Cham­bre, pour exiger « le main­tien des garanties légales des citoyens con­tre l’arbitraire ».

  • Il se réc­on­cilie avec Jau­rès, et il devient l’indé­fectible sou­tien de Zola, autre fois tym­pa­nisé pour ses ambi­tions académiques, aujour­d’hui fig­ure chris­tique. Tous les jours, en févri­er 1898, il l’ac­com­pa­gne au Palais de Jus­tice et s’im­pro­vise, au besoin, garde du corps, avec Alfred Bruneau et Fer­nand Desmoulin.
  • En août 1898, il paye de sa poche l’a­mende de 7 555 francs — env­i­ron 23 000 euros aujour­d’hui ! — à laque­lle Zola a été con­damné à Ver­sailles ; et il obtient de Joseph Reinach, jadis com­bat­tu avec véhé­mence, les 40 000 francs néces­saires pour pay­er une autre amende écopée par l’au­teur de « J’ac­cuse ».
  • Avec Fran­cis de Pressen­sé et Pierre Quil­lard, Mir­beau est omniprésent dans les meet­ings parisiens, et, pour défendre le droit et dénon­cer le men­songe cléri­cal et l’im­pos­ture mil­i­tariste, il sil­lonne la province à ses risques et périls.

En effet, les ren­con­tres sont par­fois houleuses : à Toulouse, il est attaqué par la bande nation­al­iste du colonel Per­rossier ; à Rouen, il s’en faut de peu que le meet­ing ne dégénère. Cette atmo­sphère de guerre civile le gal­vanise : « Nous avons con­nu dans ces meet­ings d’indig­na­tion et de protes­ta­tions un Mir­beau que nous ne con­nais­sions pas : c’est le tri­bun qui vient apporter à la foule la parole de vie ; c’est l’o­ra­teur dont l’élo­quence fait vibr­er les coeurs les plus prévenus », témoigne Gérard de Lacaze-Duthiers.
Il est encore l’hôte de la Revue Blanche. Léon Blum se sou­vient : « Presque chaque soir, à la même heure, la porte s’ou­vrait avec fra­cas et l’on entendait de l’an­ticham­bre la voix et le rire écla­tant d’Oc­tave Mir­beau. L’âme vio­lente de Mir­beau, tirail­lée entre tant de pas­sions con­traires, ne se don­nait pas à demi. Il s’é­tait jeté à corps per­du dans la bataille, bien qu’au­cune affinité naturelle ne l’in­clinât à s’en­rôler sous le nom d’un Juif, parce qu’il aimait l’ac­tion et la mêlée, parce qu’il était généreux, et surtout parce qu’il était pitoy­able, parce que la vue ou l’idée de la souf­france, souf­france d’un homme, souf­france d’une bête, souf­france d’une plante, étaient lit­térale­ment intolérables à son sys­tème nerveux. »
Mais c’est dans les colonnes de L’Au­rore que le jour­nal­iste donne la pleine mesure de son engage­ment. Muselé au Jour­nal du panamiste Letel­li­er où Bar­rès fait la loi, il rejoint, le 2 août 1898, l’équipe dirigée par Clemenceau. Pen­dant un an, et dans une cinquan­taine d’ar­ti­cles, il met sa puis­sance de con­vic­tion au ser­vice d’un grand pro­jet : rassem­bler les intel­lectuels et les pro­lé­taires, con­tre le nation­al­isme, le cléri­cal­isme, le mil­i­tarisme et l’an­tisémitisme des antidrey­fusards, qu’il ne cesse de démys­ti­fi­er. Il se bat inlassablement :

  • pour essay­er de sec­ouer l’in­er­tie des mass­es ;
  • pour inspir­er la con­fi­ance aux com­bat­tants de la Vérité et de la Justice ;
  • et pour ébran­ler peu à peu celle des politi­ciens de gou­verne­ment, jusqu’à ce que, l’e­spoir changeant de camp, des mod­érés tels que Bar­thou, Poin­caré et Waldeck-Rousseau se ral­lient à la révision.

Mir­beau n’est évidem­ment pas le seul pam­phlé­taire drey­fu­siste, mais il est un des plus influ­ents : ses chroniques de L’Au­rore sont mis­es à prof­it par quan­tité de groupes locaux et ont un écho de masse non nég­lige­able.
Le 5 août 1899, il fait le voy­age de Rennes. Dans les inter­valles du procès, qu’il suit avec une indig­na­tion crois­sante, il fréquente l’Auberge des Trois March­es, le Café de la Paix et le jardin de Vic­tor Başch. La nou­velle con­damna­tion de Drey­fus l’anéan­tit. Mir­beau vit alors l’une des péri­odes les plus douloureuses de son exis­tence et, après l’ex­al­ta­tion de l’ac­tion, retombe dans les abîmes du pes­simisme le plus noir. Il assiste à la con­fir­ma­tion de ses cauchemars : der­rière son ver­nis de civil­i­sa­tion, l’homme n’est qu’une brute homi­cide dont les appétits crim­inels sont irré­press­ibles. Un con­stat métapho­risé dans Le Jardin des sup­plices (1899) et illus­tré par Le Jour­nal d’une femme de cham­bre (1900), ses deux romans les plus célèbres, con­sub­stantiels de l’Af­faire.
La loi d’am­nistie, qui ren­voie dos à dos assas­sins et vic­times, cra­pules et héros, faus­saires et com­bat­tants de la vérité, achève de l’écœurer. Les divi­sions des drey­fu­sistes, et les déra­pages sécu­ri­taires de ceux qui accè­dent au pou­voir, Clemenceau notam­ment, le déçoivent cru­elle­ment.
Mais, à la dif­férence de ses anciens com­pagnons, il garde sa con­fi­ance et son admi­ra­tion pour Alfred Drey­fus, comme en témoigne la belle let­tre qu’il lui adresse en 1907 (cf. Cahiers Mir­beau n° 5).

« Est-ce que de tous les points de la France, pro­fesseurs, philosophes, savants, écrivains, artistes, tous ceux en qui est la vérité, ne vont pas, enfin, libér­er leur âme du poids affreux qui l’op­prime… Devant ces défis quo­ti­di­ens portés à leur génie, à leur human­ité, à leur esprit de jus­tice, à leur courage, ne vont-ils pas, enfin, com­pren­dre qu’ils ont un grand devoir… celui de dé fendre le pat­ri­moine d’idées, de sci­ence, de décou­vertes glo­rieuses, de beauté, dont ils ont enrichi le pays, dont ils ont la garde…  »
Octave Mir­beau, L’Au­rore, 2 août 1898

Pierre Michel pour la S.O.M.

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