Dans le ciel (1892)
Dans le ciel est un roman paru en feuilleton dans les colonnes de L’Écho de Paris du 20 septembre 1892 au 2 mai 1893 et qui n’a été publié en volume qu’en 1989, aux Éditions de l’Échoppe, Caen, avant d’être inséré, en 2001, dans le tome II de son Œuvre romanesque, aux Éditions Buchet/Chastel.
On peut se demander pourquoi Mirbeau a dédaigné de le publier en volume : peut-être a‑t-il craint de donner une image négative des recherches esthétiques de ses amis peintres, déjà douchés par L’Œuvre de Zola ; peut-être l’a‑t-il trouvé trop pessimiste et trop décourageant, à un moment où lui-même se débattait dans une interminable crise (littéraire, politique, existentielle et conjugale) ; peut-être tout simplement, et plus vraisemblablement, a‑t-il considéré qu’un récit rédigé au fil de la plume à des fins alimentaires, et qui laisse de surcroît, un goût d’inachèvement, ne méritait pas d’être publié en l’état.
De fait, il s’agit d’une œuvre hors normes, sans doute parce que Mirbeau ne l’a pas publiée en volume et n’a donc pas eu à essayer le la faire rentrer de force dans les limites des codes romanesques en vigueur. Tout d’abord, le roman est en abyme, les récits s’emboîtent, et il y a trois narrateurs et trois je différents : un premier narrateur, qui reste anonyme, est invité par un sien ami, un raté du nom de Georges, qui vit isolé sur un pic dominant l’environnement, et qui lui remet un récit autobiographique ; dans ce manuscrit il raconte des épisodes marquants de son enfance, puis sa rencontre décisive, pour son initiation à l’art, avec un peintre Lucien, dont il reproduit plusieurs lettres-témoignages, et qui, désespéré, a fini par se couper la main « coupable » de trahir son idéal. Ensuite, Mirbeau y rompt avec tout souci de réalisme, de vraisemblance et de crédibilité romanesque et flirte avec le fantastique et le symbolique. Enfin, il y manifeste un total mépris des règles habituelles de composition et n’obéit, dans sa narration, à aucun ordre logique ou chronologique, allant jusqu’à interrompre brusquement son récit, après une scène sanglante, d’autant plus brutale qu’elle est perçue à travers une porte fermée, sans que l’on entende plus parler du premier narrateur.
Dans le ciel témoigne d’une conception très pessimiste et pré-existentialiste de la condition humaine, où se combinent les influences de Pascal et de Schopenhauer : l’homme n’est qu’un « vil fétu » perdu dans un univers sans rime ni raison et qui n’est pas à sa mesure ; il est condamné à une vie absurde, à l’angoisse existentielle, à la solitude et à l’incommunicabilité ; la souffrance est universelle et irrémédiable, dans un univers où l’idéal entrevu se révèle inaccessible et qui est un « crime », puisque tout ce qui vit y est mis à mort et qu’il faut manger ou être mangé.
Mirbeau, qui vient de se rallier officiellement à l’anarchisme, s’y livre également à une critique impitoyable de la société bourgeoise, de ses valeurs et de ses institutions, à commencer par la famille, où le monstrueux pouvoir du père est particulièrement stigmatisé : le narrateur l’accuse de déformer les pulsions naturelles des enfants, de tuer dans l’œuf leurs potentialités et leur curiosité intellectuelle, et de les empêcher à tout jamais d’être « adéquats à eux-mêmes ». Le résultat, c’est la fabrication de « croupissantes larves », dociles, aliénées et exploitables à merci.
Enfin et surtout Mirbeau y traite de la tragédie de l’artiste. Il met en scène un peintre, Lucien, directement inspiré de Vincent Van Gogh, qui s’est suicidé un an plus tôt, et dont Mirbeau vient d’acheter au père Tanguy les Iris et les Tournesols. Il va jusqu’à prêter à Lucien les toiles de Vincent, notamment La Nuit étoilée. À travers l’expérience de Lucien, il apparaît que l’artiste exigeant et qui voit le monde avec ses propres yeux est condamné à courir perpétuellement derrière un idéal qui toujours se dérobe, parce que les moyens dont il dispose, son cerveau et sa main, ne sont jamais à la hauteur de l’idéal qu’il s’est fixé, de sorte que la « maladie du toujours mieux » le condamne à la souffrance et à la frustration, voire à la folie et à la mort. Et puis, il est trop différent des « croupissantes larves » que sont les hommes ordinaires, crétinisés par la famille, par l’école et par l’Église, que le deuxième narrateur, Georges, dénonce vigoureusement, pour ne pas être incompris et moqué : dans la société bourgeoise, où règne le mercantilisme, les artistes novateurs ne peuvent trouver leur place, ils sont ridiculisés ou persécutés, et ils ne peuvent que difficilement vivre de leur art. Et, s’ils s’isolent, comme Lucien sur son pic, pour chercher leur voie « dans le ciel » dans le vain espoir de réaliser leur idéal, ils se condamnent à poursuivre des chimères : l’art est décidément mortifère et constitue une torture pour l’artiste en quête de l’œuvre dont il rêve.
Source : texte de Pierre Michel publié dans le Dictionnaire Mirbeau
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